« Si tu bois de mon eau, tu y reviendras un jour »
Il commence plutôt bien, ce voyage, pour la lectrice que je suis. Il avait l’air de commencer aussi bien pour le narrateur, venu, comme par accident, se mettre en règle avec un passé qu’il n’aurait jamais dû retrouver.
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Pour le narrateur, cela commence comme une re-traversée initiatique à l’envers : retraverser la méditerranée , cinquante ans après être parti de son « au-delà ». Il est invité, comme « auteur reconnu », donc entouré, protégé, à un Festival dans le pays dont il partit contraint, cinquante ans plus tôt.
On sait les circonstances du départ, les circonstances du retour sont particulières, inopinées, comme un peu étranges.
Et c’est cette étrangeté qui va traverser ce texte, qui va nous montrer un miroir d’une âme en errance kaléidoscopique, dans une joie imprévue, porteuse de tous les espoirs, de toutes les interprétations possibles.
Revenir, contraint par une profession et une occasion, là où l’on a envie et peur en même temps. En fait, il semble qu’au-delà du contexte, ce soit aussi la question du retour à soi par le voyage qui soit en question.
Le simple fait d’être là où on fût mais qu’on a laissé derrière soi, doit peut-être être contraint ou nécessaire, sinon, on ne revient jamais nulle part. Et c’est en étranger que l’on revient toujours.
Ce sont ainsi des regards particuliers qui se trouvent, pour le lecteur, posés au milieu d’un Festival, un œil qui voit justement ce qui échappe à ce qui relève du « festival », du tourisme, de l’ »image d’épinal ».
Ce qui nous prend au cœur dans ces mots, c’est qu’ils nous montrent ce que nous ne devrions pas voir si nous, nous étions à sa place.
Et les sons, les images, toutes ces mémoires de la ville tournent et se retrouvent en ce voyageur naïf, tout d’un coup, comme le sang d’une terre dont l’arbre n’a jamais pu arracher ses racines. En distorsion avec les méandres de l’histoire.
Le sentiment omniprésent est celui d’être devant ce mur du destin qu’est le devoir de revenir habiter, provisoirement, mais intensément, une ville unique, où le diable sous toutes ses formes, est partout.
Et puis, bien sûr, il y a le pouvoir du cinéma, cet amour du cinéma, qui passait même au travers de la guerre, « ce nom de Cannes qui effaçait tous les autres ».
L’écrivain, alors, se souvient de sa mère, « oubliant sa vie sans entracte», devant cet écran, dans ce milieu où il pourrait se croire aujourd’hui à sa place. Sa mère qui lui avait demandé, ne serait-ce que dans son rêve, puisqu’il revenait, de retrouver un minuscule objet, une minuscule trace qui serait la preuve qu’ils ont bien été là-bas, de là-bas, qu’ils n’avaient pas rêvé toute leur vie.
Et le kaléidoscope commence, commence et continue comme tous ceux des artistes, des nomades, par des noms et des images, cela seul que l’on peut toujours emmener avec soi.
Il commence par la litanie des films, des stars, des bonheurs de celui qu’il est aujourd’hui, ici, enfin ; il continue par l’évocation de l’ailleurs, des autres à retrouver possibles, des noms qui reviennent d’une autre vie et qui sont peut-être, là, dehors, à aimer de nouveau.
Et on lui fait raconter sa vie, son enfance, ses aïeux : la Corse, la Catalogne, Cerdane, la Kabylie, et puis Sétif… Sétif, 1949.
Comment les mots peuvent épuiser une vie , quand elle est partie… Ses mots ne sont pas les mots d’un retour, ce sont des mots d’enfance : « Ce que j’avais été, ce que je restais : un enfant qui courait sans fin, tête nue au soleil pendant des heures, autour de la fontaine et de sa devise « Si tu bois de mon eau, tu y reviendras un jour », où il se trempait exprès, comme ça, pour rien.. »
Passer des cinémas fermés – ou ouverts de manière privée, secrète- de la guerre, aux fastes du Festival, à l’ancien hôpital des blessés de cette guerre, dont le lecteur, à certains moment ne sait plus quelle elle est… La guerre d’Algérie, mais dans laquelle de ses récurrences… ?
Avec comme permanence la trace de ceux qu’on a laissé mourir, qu’on a laissé passer, sans rien pouvoir faire, parce que l’on était enfant, et en perdant son enfance, parce que cela était là, à jamais… « maintenant, c’était des guerres pour avant-hier, restaurer ces califats, ces royaumes de mort où ils finiraient par s’éliminer les uns les autres et où ils retourneraient à la poussière ».
Avancer dans la vie, le croit-on, c’est un jour se promettre de faire « silence avec ses souvenirs d’enfance »… Là, non ! Il faut s’assurer que sa vie laissée là n’a pas été altérée par le temps. « comme si la vieille promesse avait résisté et traversé la mer ».
De quelle guerre parle-t-il ? De la sienne, sans doute, de celle peut-être de toute une existence. Tous les hommes, les femmes qu’il croise renvoient dans l’imaginaire réellement fabuleux -qui fabrique une fable-, du narrateur, à ceux qu’il a connus. Il tente d’en retrouver une trace apaisée.
Et puis, il y a le festival, ses fastes, ses personnages illusoires. Eux sont dans un autre temps que celui de cette Algérie où il est revenu, de l’Algérie de 2014. Dans un temps qui n’est pas le temps, où l’on ne parle à personne et ne rencontre rien.
Mais cet étranger revenu se retrouve des frères … auxquels il ne veut pas parler de ce qui pourrait être sa souffrance, mais qu’il met à distance, dans ce retour…« Le sursis des larmes, il ne faudrait pas, on ne comprendrait pas ».
On ne sait pas à quel point il rêve ce Festival, il mêle ces lieux où il le rencontre avec ses lieux de souvenirs, mêle les noms.
Ce qui marque dans ces transcriptions reste toujours ce mélange des éclats de joie des amis et de souvenirs d’horreur, comme s’il ne s’agissait que d’une seule et même histoire, d’une seule et même image impossible à penser, donc d’un récit qui ne peut se succéder qu’en images. Un récit pour cinéaste seulement, pour dire une fois ce qui a été vécu une fois.
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Il ne faut pas dire la fin de cette histoire, ce dernier tiers du livre, qui ne laisse même plus ce sursis, que l’on croyait pourtant possible, ce sursis de pouvoir encore un peu essayer de retrouver l’innocence et l’amour. On la lit, cette fin, en comprenant qu’elle était attendue, déjà, dans cet espoir de retour, attendue comme la catastrophe de l’aube.
Ces pages renvoient dans ma mémoire, moi qui ne suis que méditerranéenne, à ces mots de Guy Bedos, un artiste aussi, donc un nomade, à la pensée de ses amis de l’autre côté de cette mer, à cette même époque : « clandestins à Alger, clandestins à Paris. En danger, partout ! »
Et, lectrice, lointaine, étrangère si je le veux à l’histoire, je ne peux plus m’en détacher. Je suis bouleversée, en colère. Là, arrivent les larmes de saisissement des corps, d’étouffement.
Car c’est l’enfant que nous avions entrevu heureux, enfin, c’est l’enfant qui souffre, c’est l’enfant qu’on enlève, à qui l’on arrache son cahier d’images, ses vieilles cartes postales signées d’un être cher perdu et où se levait un soleil timide.
Car c’est l’adulte que redevient cet enfant qui se retrouve sans place en ce monde. Et nous sommes aimés de cette promesse interrompue, de cet amour qu’il n’a pas pu dire jusqu’au bout.
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Il commençait plutôt bien, ce voyage, pour la lectrice que j’étais. Il ne finira pas impunément, et, parce que je ne regretterai jamais d’avoir lu ce livre, il retentira encore longtemps en moi.
Sophie Demichel-Borghetti
Mieux connaitre Sophie Demichel Borghetti
Quatrième de couverture
«Cela faisait plus de cinquante ans que je n’étais pas revenu en Algérie où j’étais né, d’où nous étions partis sans rien. J’avais si souvent répété que je n’y retournerais jamais. Et puis une occasion s’est présentée : un festival de cinéma méditerranéen auquel j’étais invité comme juré à Annaba, une ville de l’Est algérien, ma région d’origine. J’ai pris en décembre l’avion pour Annaba, j’ai participé au festival, je m’y suis senti bien, j’ai eu l’impression d’une fraternité nouvelle avec eux tous. Mais au moment où, le festival fini, je m’apprêtais à prendre comme convenu la route des Aurès pour revoir la ville et la maison de mon enfance, un événement est survenu, qui a tout arrêté, tout bouleversé. C’est le récit de ce retour cassé que je fais ici.»
Jean-Noël Pancrazi.
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