ARTICLE – Jean-François Roseau, auteur de La Chute d’Icare, et de La Jeune Fille au chevreau, publié bientôt aux éditions de Fallois, analyse le roman de Jean-Noël Pancrazi, Je voulais leur dire mon amour, aux éditions Gallimard.

C’est d’un seul souffle que l’auteur raconte son retour à la terre d’origine qu’il avait jusque-là refoulée dans les friches de l’enfance. Avec Je voulais leur dire mon amour, Jean-Noël Pancrazi retrace une odyssée intime sur le sol d’Algérie trop longtemps cantonnée aux terres du passé et de l’exil. Cette distance imposée, entretenue comme une plaie qu’on chérit, l’auteur la devait moins à l’Histoire qu’à la conscience tourmentée d’un homme cultivant les doutes de la mémoire contre les certitudes de la désillusion.

Revenir, c’était courir un risque : le risque du présent et de la déception. Le risque d’une confrontation, comme au sein d’un procès, entre les souvenirs de l’enfant et le monde des adultes, terni par les désenchantements de la lucidité, du temps et de ses trahisons. Avec ce texte au ton de confession, Pancrazi livre un témoignage émouvant où passé et présent se confondent au sein d’un décor indistinct brouillant la part de la fiction et celle de la réalité. Hommage au cinéma : au commencement était l’écran.

La solitude, l’obscurité, le confort rassurant d’une salle de projection : le cinéma offre à l’auteur une terre fertile en imagination et en introspection. L’écran sert d’argument originel. C’est, en effet, à l’occasion d’un festival du film méditerranéen, à Annaba, ville de l’Est algérien, que Pancrazi, invité comme juré, regagne pour la première fois son Algérie natale depuis un demi-siècle. Littérature et cinéma ont des vertus communes : parmi celles-ci, un pouvoir d’envoûtement qui réveille la mémoire qu’on croyait assoupie. Ce festival, avec ses projections, ses débats orageux, ses cocktails mondains, ses officiels, ses starlettes et ses cabotins, sert d’agent inconscient entre deux éléments dont l’alchimie fonctionne : le cinéma et l’Algérie. À chacun sa madeleine et sa tante Léonie. Le narrateur s’imagine aussitôt dans la ville de Batna qu’il dut quitter « sans rien » lors du rapatriement, mais où, enfant, il fréquentait la petite salle du Régent, seul cinéma qui diffusait alors les films admis à Cannes.

L’éloge du septième art est à peine déguisé dans ce récit ravive avec passion l’excitation, l’attente, l’émerveillement d’un jeune homme découvrant, au temps du couvre-feu, ce que des images animées – les grimaces de Charlot, les baisers de Marylin – apportent de répit à ceux que le présent déçoit. L’écran, pour Pancrazi, c’est d’abord l’oubli. Le cinéma devient alors un refuge inviolable contre le vacarme des balles et les blessures du deuil : « il n’y avait que le cinéma pour suspendre ainsi le temps » (p. 56).

Une écriture en apnée Le texte renferme une succession de blocs, denses et massifs, empilés sur plusieurs pages sans qu’aucun soupir, aucune respiration, aucun pause – même furtive – ne vienne briser l’élan d’une confidence qui paraît pénible à l’auteur. L’écriture de Pancrazi, vertigineuse par endroits, est le fruit d’un plongeon dans les profondeurs angoissées de l’histoire : la sienne et celle de l’Algérie. Ici, la métaphore s’impose. Il écrit en apnée. Chaque bloc est un aveu qu’il s’arrache à lui-même. Il faut parler, dire au plus vite avant que l’image ne s’échappe, avant que le souffle ne manque. Laisser filer une prise, c’est la hantise d’un pécheur de souvenirs qui, après chaque plongeon, remonte à la surface avec le trésor d’une image, d’une impression ou d’un portrait qui appartient à son enfance.

À peine sorti de l’eau, à la faveur d’un retour à la ligne, il replonge aussitôt harponner son passé, l’Algérie d’autrefois, les Aurès, Bône, dont le nom semble « presque effacé maintenant comme sur unecarte ancienne qu’on aurait retrouvée dans la mer » (p. 14). Les vacillements, les tâtonnements du narrateur sont d’abord ceux d’un homme épuisé par l’effort du plongeon : le temps fait pression et la mémoire, comme les poumons, est mise à rude épreuve.

Poésie de l’exil et de l’échec

La langue de Pancrazi est celle d’un poète. Elle est fluide et précise. Difficile parfois, exigeante souvent, au détour d’un phrasé « à tiroirs » qui cherche à figer la pensée au plus près. Mais ces tiroirs sont pleins de tournures admirables. On n’y trouve ni formules rebattues, ni syntagmes figés, mais une voix personnelle qui prend à contre-pied les mots qu’on attendrait. Césaire, spontanément, peut venir à l’esprit et, avec lui, la permanence de ce « petit matin » qui jalonne, comme ce refrain scandé au début du Cahier, le franchissement hésitant et troublé d’une frontière aussi bien maritime que mentale.

Passer la Méditerranée, c’était, pour Pancrazi, marquer la fin d’un exil douloureux. Dès Paris, au consulat, il attend son visa dans une « ambiance de tribunal de petit matin » (p. 12). Plus tard, en Algérie, il s’imagine son retour à Batna, « dès le petit matin » (p. 110), cherchant la rue de sa jeunesse. Mais les retours imprévus au pays ont rarement l’éclat festif d’une parabole biblique : Pancrazi, « le Sétifien » n’est pas un fils prodigue, mais un revenant suffoquant sous le poids des réminiscences tues. Dès le début, face aux autres jurés, il n’a pas le droit d’être « un enfant du pays » qui revient. L’impératif social exige de lui pudeur et discrétion. Le voilà clandestin, « spectateur sans billet » (p. 111). À l’espérance succède l’échec, un naufrage annoncé par le titre, avec cet imparfait où se côtoie confusément désir d’échec et échec de la volonté : il ne renouera pas avec la terre de son enfance.

Ce rêve impatient, interdit, à portée de main pourtant, nous comprenons qu’il ne s’accomplira pas. Pas physiquement. Et pourtant, l’enchaînement des flashbacks – le terme ici convient –, le réveil des fantômes, l’invocation des morts sous des dehors proustiens (« Il me semblait que maman essayait de retirer un fil sur ma veste », p. 17), le télescopage des hommes et des figures, des figures et des personnages – où Kamel et Mouloud et Charlot se superposent –, tout cela fait jaillir une sorte de rêve éveillé, où le désir suffit à reconstruire un monde perdu d’odeurs, d’images, de sensations, de vivants et de morts. Il faut se souvenir et faire flèche de tout bois. Une discussion rapide avec un réalisateur sur un documentaire, qui sans doute ne se fera jamais, offre l’occasion d’un retour sur l’histoire familiale, de l’arrivée du grand-père Pancrazi, de sa Corse natale au village de Bordj Menaïel, jusqu’au rapatriement. Une manière d’évoquer « cette large famille […] qui semblait [l]’appeler pour qu’[il] reste et repose un jour à leur côté » (p. 102).

Il y a comme un double exil qui se dessine en creux : loin de la Corse et hors de l’Algérie. Est-ce un hasard si la matrice de ses souvenirs d’enfant, l’humble cinéma de Batna, le Régent, porte le même nom que l’un des rares cinémas de Bastia ? Une seule question subsiste et c’est la seule qui compte : Pancrazi est-il parvenu, à l’issue de ce périple infortuné, à « retir[er] de son corps et de sa vie les échardes de l’exil » comme il l’écrit du poète corse Vinciguerra dans la préface de l’un de ses recueils ? Nous ne le croyons pas. Mieux, nous espérons que ces échardes, il en conserve les piqûres dans le creux de sa chair. Afin qu’elles restent en lui un rappel incurable à ce « trésor d’enfance caché dans les montages des Aurès » (p. 10) : il vaut tous les voyages du monde.

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