Véritable phénomène de librairie, prix Goncourt 2020, L’Anomalie d’Hervé Le Tellier, publié aux éditions Gallimard, traite de ces anomalies qui bouleversent nos vies bien réglées. L’Anomalie, roman sur le roman, grouille de personnages. Il croise le roman d’espionnage, le roman noir, le roman policier, le roman sentimental. Il réalise ainsi une véritable exception dans le paysage littéraire français.

Par : Caroline Vialle

Hasard du calendrier, j’ouvre L’Anomalie le 21 mars 2021, ce même  21 mars 2021 où, dès le premier chapitre,  Blake fait son footing à New-York. Blake est tueur à gages. Dans l’avion Paris/New-York qu’il prend pour honorer un contrat en ce début du mois de Mars, et où tous pensent mourir dans une zone de turbulences, se trouve Victor Miesel.

L’Anomalie d’un suicide

Ecrivain connu plus pour ses traductions que pour ses livres. Un mois après le vol transatlantique, Victor achève d’écrire son angoisse dans un ultime livre, L’Anomalie, puis se défenestre. Sa vie sentimentale aura aussi été un échec. Il n’a jamais retrouvé la seule femme qui l’ait fait vibrer, le temps d’une soirée durant laquelle il n’a pu balbutier que quelques mots.

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Cette femme ressemble terriblement à Lucie, la monteuse préférée des grands cinéastes, qui se trouve avec son amant, architecte renommé, dans ce même avion. L’espace d’un vol, envahi par la terreur de s’écraser, Victor pense avoir retrouvé sa belle inconnue. Il ne se remettra ni du vol, ni de cette deuxième perte.

Une réflexion sur les ravages de l’amour fusionnel

Et déjà Lucie s’éloigne d’André, fou amoureux d’elle, prêt à tout pour ne pas la perdre. Elle étouffe dans cet amour. » L’amour c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence ». André n a pas pu s’empêcher de trop l’aimer, et le dernier cadeau qu’il lui fera sera L’Anomalie, dont l’auteur lui dit vaguement quelque chose et où tout, pour elle, sonne creux. Même ce cadeau est une erreur.

Une série de mystères non élucidés

Mais pourquoi au petit matin la police glisse-t-elle un mandat d’amener sous sa porte ? Y a-t-il un rapport avec ce chirurgien dont le frère mourant d’un cancer du pancréas se trouvait dans le même avion quelques semaines plus tôt, et se voit prélever un peu de salive dans sa chambre d’hôpital ? C’est dans le paragraphe de la lessiveuse, qui raconte le vol incroyablement turbulent du Paris-New-York vécu par les deux pilotes, que le livre d’un coup prend son envol en nous faisant battre le cœur, après une cinquantaine de pages aussi mystérieuses qu’intrigantes. Tour à tour ce sont les vies de Sophia, Slimboy, Joanna. André et Lucie qui basculent. Plusieurs fois. Plus ou moins gravement. Pour plusieurs raisons. 

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Une enquête policière

L’une d entre elles reste ce voyage Paris/New-York où tous ont pensé mourir. Et qui semble lié à leur arrestation par le FBI en ce mois de juin 2021. Au fil des pages l’auteur fait alternativement irruption dans l’intimité de chacun de ses personnages pour mieux nous ramener au fil conducteur du récit. Ce vol transatlantique,  initialement perturbé par une météo irascible,  dans lequel le pilote, alors qu’il pense avoir sorti d’affaire son appareil, bascule à son insu dans une fiction-réalité où il est soupçonné de détournement, qu’il peine à prendre au sérieux tellement tout lui semble ahurissant. Reste Adrian. Et nous commençons à nous poser la question de l’Anomalie. 

L’anomalie : une histoire d’aviation

L’Anomalie n’est pas Adrian, ni Blake, ni le pilote Marckle, mais bien le Boeing 787 qui s’est posé 2 fois sur le sol américain à trois mois d’intervalle, en mars et juin, avec le même pilote, le même personnel de bord, les mêmes passagers. Après avoir essuyé la même tempête. Sauf que les passagers « March » ont continué leur vie, et que les « June » sont maintenant parqués dans un hangar en attendant que les cerveaux les plus brillants de la planète (y compris Adrian responsable 20 ans auparavant du protocole 42 de l’aviation permettant d’envisager l’inenvisageable), le FBI, la NSA les interrogent tour à tour en passant leur vie au crible.


La collecte des interviews va alors donner lieu aux plus étonnantes, déroutantes et performantes théories élaborées par cette équipe prestigieuse.

Un roman polyphonique

Ce sont  les regards successifs que l’auteur pose sur la situation  à travers chacun des protagonistes qui permet à  cette histoire de s enrichir follement au fil des pages. Pour aboutir à un concept si incroyable, qu’il ne peut manquer d’interpeller tout un chacun et de nous interroger sur le sens de la vie, l’e-sen(s)-tiel, notre rapport au monde et à l’autre. C’est intelligent, fin, surprenant, d’une actualité qui est à la fois la nôtre et qui nous semble malgré tout irréelle, c’est plein de vie et ca vient tout autant remettre en question cette même vie à laquelle on tient tant, par le biais d’équations physiques et de réflexions métaphysiques, mystiques et philosophiques. C’est ponctué d’humour, de dérision, de sensibilité.

Une réflexion sur nos existences


« La vie commence peut être quand on sait qu’on n’en a pas ». C’est avec Albert Camus qu’Hervé Letellier nous ramène à ce qui est resté notre actualité depuis mars 2020. Un Albert Camus terriblement lucide dans son actualité, et terriblement visionnaire, qui écrivait en Aout 1945, après l’explosion d’Hiroshima, avec son juste regard sur le monde et les hommes. :


« Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’Humanité sa dernière chance… ». 


Et c’est une théorie qui nous est proposée pour venir bouleverser notre façon d être seul(e) au monde. Chaque souffrance, chaque espoir secret, chaque joie intime peut enfin être partagée avec une seule personne en profonde capacité de nous comprendre. 

Une manière de comprendre la liberté humaine

Une chance incroyable de pouvoir réécrire l’histoire. Notre histoire. Non plus simplement grandir de nos erreurs mais bien pouvoir vivre différemment les trois derniers mois qui viennent de s’écouler. Trois mois de sursis où l’on donne à chacun la possibilité de connaître  le premier film de sa vie. La seconde chance. Une ultime possibilité de rencontrer l’être que nous sommes. De se réconcilier avec soi-même. De s’aimer. Ou se détester.


Le texte explore-t-il finalement la résilience de l’homme face à son destin personnel, ou bien plutôt son inconscience collective ? 

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Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2020, 20 euros


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