Prix Goncourt 2020 pour L’Anomalie, paru chez Gallimard, Hervé Le Tellier signe un roman vertigineux sur les doubles vies et la simulation.

Par : Audrey Acquaviva

Ce roman choral réussit l’incarnation des personnages car tous semblent palpables, crédibles et justes. De plus, le narrateur leur consacre à chacun des chapitres entiers et sur mesure ; tant au niveau du point de vue de l’univers romanesque que du style.

De prime abord, tous ces personnages n’ont rien en commun. Ainsi au début de chaque chapitre, le lecteur a-t-il l’impression de commencer une nouvelle histoire. Une fois leur présentation passée, au fil des pages, de savoureuses passerelles se créent entre eux. Elles laissent apparaître par petites touches le lien qui les unit tous. Et là, le lecteur doit être attentif pour les repérer, les mémoriser et les assembler avant que le narrateur ne le fasse explicitement. Peu à peu, ce lien se consolide pour atteindre l’évidence et le sens. Le cohérent jeu de construction apparaît, tardivement, au moment opportun. Ainsi l’intrigue et la structure, toutes deux pertinentes, rendent enthousiasmant ce moment de lecture. L’une et l’autre se répondent. L’une sert l’autre et inversement.  

Un genre protéiforme

Ce roman multi-genres est aussi un hommage à la littérature. En effet, il peut aisément se lire comme un roman de la totalité, dépassant par-là même les cadres de ce genre protéiforme. On retrouve le roman noir en passant par le roman sentimental, le roman policier qui glisse avec l’espionnage, l’aventure ou la guerre. Sans oublier l’apprentissage et la surprenante science-fiction. On retrouve aussi l’entretien, le reportage, les rapports, la chanson et un calligramme.  

Le roman va plus loin encore en proposant deux mises en abyme. Celle du roman quand un personnage écrit un roman, et celle du titre car le roman du personnage-auteur s’intitule aussi « L’Anomalie ». Cette mise en abyme se poursuit dans les géniales mais non moins discrètes citations du roman du personnage au début du roman que l’on tient entre nos mains. 

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Il y a aussi de nombreuses références littéraires qui inscrivent le roman dans une lignée romanesque. Mais aussi une relecture de l’incipit de l’Aurélien d’Aragon qui traite d’une première rencontre amoureuse ratée. D’autres références issues d’autres univers créatifs, comme la série télévisée Dexter, inscrivent le récit dans la société actuelle. Et ce n’est pas tout ; des éléments çà et là permettent de créer des va-et-vient permanents entre le monde fictionnel et le monde réaliste. Des petits faits de réel, comme La grande librairie. Ou des indices spatiaux, plus communément utilisés, et des personnages issus de personnes réelles ayant subi une transformation romanesque. 

Une faille temporelle

Pour finir, le roman questionne l’humanité. En effet, l’anomalie est une inattendue et déroutante faille temporelle qui permet à un événement de se réaliser deux fois : un avion se posera à quelques mois d’intervalle au même endroit avec les mêmes passagers. Dans un premier temps, cette faille distille le doute et rend illusoire l’univers des personnages. La référence philosophique au mythe de la caverne tombe bien à propos. Dans un second temps, elle ouvre la voie de la dualité. Plus précisément, celle de la concrétisation d’un fantasme fou : se retrouver nez à nez avec un autre soi.

Au-delà de ce bouleversement existentiel, cette rencontre aussi insolite qu’improbable soulève des questions d’identité, de positionnement ou de fuite. D’adaptabilité ou de raideur, de générosité ou de haine. L’auteur, aussi démiurge qu’espiègle, propose plusieurs réactions possibles : la cohabitation tranquille ou son rejet total, la douleur ou la haine de se partager avec un autre soi. Une dernière question émerge alors : Et si l’humanité n’était qu’une question de choix ?

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