par Marie Anne Perfettini
Il est des livres qui vous arrivent par hasard et on se dit :« Mais quelle coïncidence ! ».
La semaine où un bateau chargé d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant la misère ou la persécution (souvent les deux) est balloté de port en port, refusé par tout le monde, le livre de Louis-Philippe Dalembert me tombe dans les mains ! L’Aquarius d’aujourd’hui rappelle le Saint-Louis qui voguait vers Cuba, c’est-à-dire vers le salut avec à son bord de nombreux Juifs fuyant l’Allemagne nazie.
Cette fois, quelques pays (et là encore pas les plus proches) ont offert l’asile sous la pression de l’opinion publique et ces pauvres gens ont retraversé l’Atlantique pour rejoindre l’Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas et la France (mais oui !). Nous sommes en 1939… beaucoup se jettent de nouveau dans la gueule du loup mais personne ne le sait !
L’essentiel du livre n’est pas là bien sûr. Il retrace, en fait, l’épopée du docteur Schwarzberg et de sa famille qui ont fui la Pologne en 1918 puis l’Allemagne en 1938. Et là, on découvre le rôle d’une terre misérable et – je dirais- évidemment généreuse : Haïti. Ainsi dès 1939, ce petit territoire a promulgué un décret-loi octroyant la naturalisation immédiate aux Juifs qui le souhaitaient. C’est, donc, là que Ruben Schwarzberg va être accueilli après avoir été sauvé par un membre de l’ambassade d’Haïti lors de la nuit de Cristal à Berlin, puis à Paris, après l’entrée en guerre de la France et sa rapide défaite.
L’histoire de ce docteur est une fiction mais elle repose sur des faits réels. Elle nous permet donc de vivre un pan de l’histoire européenne et de voyager dans un petit pays – Haïti – grand de générosité et de culture, où les gens mettaient leur fierté dans le fait de « connaître et déclamer des poèmes par cœur…» et qui a produit de nombreux poètes comme Roussan Camille et son superbe texte : « Nedje ».
Par Roussan Camille
Tu n’avais pas seize ans,
toi qui disais venir du Danakil,
et que des blancs pervers
gavaient d’anis et de whisky,
en ce dancing fumeux
de Casablanca.
Le soir coulait du sang
par la fenêtre étroite,
jusqu’aux burnous des Spahis
affalés contre le bar,
et dessinait là-bas,
au-dessus du désert proche,
d’épiques visions
de chocs et de poursuites,
de revers et de gloire.
Un soir sanglant
qui n’était qu’une minute
de l’éternel soir sanglant de l’Afrique.
Et si triste,
que ta danse s’en imprégna
et me fit mal au cœur,
comme ta chanson,
comme ton regard
plongé dans mon regard
et mêlé à mon âme.
Tes yeux étaient pleins de pays,
de tant de pays,
qu’en te regardant
je voyais ressurgir
à leurs fauves lumières
les faubourgs noirs de Londres,
les bordels de Tripoli,
Montmartre, Harlem,
tous les faux paradis
où les nègres dansent et chantent
pour les autres.
L’appel proche
de ton Danakil mutilé,
l’appel des mains noires fraternelles
apportaient à ta danse d’amour
une pureté de premier jour
et labouraient ton cœur
de grands accents familiers.
Tes frêles bras,
élevés dans la fumée,
voulaient étreindre
des siècles d’orgueil
et des kilomètres de paysages,
tandis que tes pas,
sur la mosaïque cirée,
cherchaient les aspérités
et les détours des routes de ton enfance.
La fenêtre donnait sur l’Est inapaisé,
Cent fois ton cœur y passa.
Cent fois la rose rouge brandie
au bout de tes doigts fins
orna le mirage
des portes de ton village.
Ta souffrance et ta nostalgie
étaient connues
de tous les débauchés.
Les marins en manœuvre,
les soldats en congé,
les touristes désœuvrés
qui ont broyé ta poitrine brune
de tout leur vaste ennui de voyageurs,
les missionnaires et la foule lâche
ont parfois essayé de te consoler.
Mais toi seule sais,
petite fille du Danakil
perdue aux dancings fumeux
de Casablanca
que ton cœur
se rouvrira au bonheur
lorsqu’aux aurores nouvelles
baignant le désert natal,
tu retourneras danser
pour tes héros morts,
pour tes héros vivants,
pour tes héros à naître.
Chacun de tes pas,
tes gestes,
tes regards,
ta chanson
diront au soleil que la terre t’appartient.
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