Une lecture de Françoise Bastien et Henry Bellone

Le Cirque de la Solitude est le quatrième roman de Nadia Galy, écrivaine Franco-algérienne, dont l’exceptionnelle sensibilité et perméabilité aux milieux où elle évolue lui permet de mettre en scène avec une pertinence époustouflante des personnages que les gens du cru ont l’impression de connaître, tant les détails d’une réaction, d’un geste, d’une réplique touchent juste.
Ce roman sur la Corse et les Corses est une tragédie. Nadia Galy a vite saisi notre sens aigu du tragique. Rien cependant de cornélien, on est plus proche du théâtre Grec antique que du grand siècle français.
Jacques, héros tout autant de l’histoire du livre que de son île, vient d’être élu à la tête de la collectivité. Une responsabilité politique majeure, d’autant qu’il s’est donné la mission de faire entrer son pays dans la modernité et de l’arracher à ses errements “ataviques” faits de clientélisme, arrangements et compromissions. Il a également l’ambition de la faire passer des habitudes de préférence familiale, à une logique démocratique au sens moderne.
Le drame commence avec l’obligation politique, alors qu’il ne l’a pas réellement souhaitée, d’organiser un référendum sur l’indépendance. Premier dilemme: le voilà redevable d’un engagement à l’égard de ses électeurs, pressés de s’émanciper de la France, d’un engagement de toujours à l’égard des siens, et d’un engagement à l’égard de lui-même, celui de respecter ses convictions profondes qui condamnent les liens claniques.
Deuxième acte, un accident tragique va coûter la vie à un travailleur émigré, clandestin, sans voix, sans papiers, une ombre, employé par son frère de lait, celui avec lequel il a grandi et tout partagé. Pour échapper aux poursuites, celui-ci fait disparaître le corps, le privant de sépulture, de l’adieu des siens, de la dignité dans la mort. Faut-il le dénoncer au risque de trahir les siens et la règle sacrée de solidarité familiale, et pire encore, de compromettre l’issue du suffrage tant attendu? Dans son combat politique, Jacques a choisi de faire entrer la société corse dans la modernité, de tourner enfin le dos à ces pratiques archaïques privilégiant le groupe familial au corps social, plaçant les intérêts particuliers au-dessus de la chose publique, le bien de tous. Il a choisi dans cet engagement la fin des compromissions, du clientélisme, du profit personnel. Le contrat social au-dessus de la loi privée.
Jacques va-t-il, doit-il dénoncer son “frère”?
La mère de celui-ci, qui l’a élevé et choyé comme son propre enfant pendant la longue absence de sa mère, partie vivre sa passion, ne peut ni comprendre ni admettre ce qu’elle perçoit comme une impardonnable trahison. Il est seul pour affronter ce choix. C’est là le deuxième dilemme. Doit-il fidélité à son éthique, à ces êtres aimés desquels il a tant reçu?
L’étau se resserre autour du héros. Il va choisir, malgré pressions et menaces qui s’accumulent. Les extrémistes de son propre camp viennent exercer un chantage, toujours mus par l’archaïsme des solidarités familiales et des intérêts particuliers.
L’Ethique politique est le fil rouge qui sous-tend la trame de ce texte. Si on le suit, il fournit un éclairage, non seulement sur les péripéties de la fiction mais, au-delà, sur les risques et les impasses de la politique corse. Les lignes de clivage s’insinuent dans les liens familiaux et amicaux, au sein des groupes et groupuscules politiques bien plus qu’entre adversaires ou étrangers. La logique des affrontements se nourrit des inimitiés enfouies, de l’envie (au sens fort de l’Invidia des latins) et même des clivages de classes sociales, les parents de Jacques sont des notables alors que ceux de son “frère”sont leurs employés.
Ne reste qu’à ceux qui n’ont pas lu ce roman de mettre leurs pas dans ceux de Jacques, de souffrir avec lui d’avoir à trancher ce nœud gordien dont il y fort à parier que personne ne pourra sortir gagnant.

 

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