Personnalité majeure du siècle des Lumières, Montesquieu est aujourd’hui considéré comme l’une des figures fondatrices de la science politique. Son « principe de la séparation des pouvoirs » a durablement marqué les démocraties occidentales. Son héritage est pourtant plus ambigu qu’il n’y paraît…

Par : Kévin Petroni

« Cet opposant de droite a servi dans la suite du siècle tous les opposants de gauche, avant de donner des armes dans l’avenir de l’histoire à tous les réactionnaires »

Louis Althusser, Montesquieu, La Politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959

Par cette citation, Louis Althusser a voulu souligner le caractère complexe de la figure de Montesquieu dans l’époque des Lumières. Alors que celui-ci est souvent dépeint comme le défenseur de la séparation des pouvoirs ; de même que l’introducteur de l’esprit anglais en France, et des principes majeurs des Lumières que sont l’état de nature, la vertu et le principe législatif. Il faut indiquer que Montesquieu est avant tout un réactionnaire, fier de sa lignée, œuvrant politiquement pour permettre à l’aristocratie de retrouver le pouvoir que la monarchie absolue lui a ôté. C’est cette ambition qui le conduit à fonder une pensée de la liberté politique reposant sur l’éloge de la monarchie parlementaire. Dès lors, il reste à comprendre comment Montesquieu, cet auteur réactionnaire, a pu devenir le théoricien d’une pensée moderne de la liberté.

Au tout début du libéralisme aristocratique se trouve une dépossession. Il s’agit en réalité d’une querelle qui dégénère en quasi guerre civile : la Fronde. Les aristocrates sont attaqués par Richelieu, de fait, ils décident de contre-attaquer. En 1648, ils s’opposent à la Régence d’Anne d’Autriche, et plus particulièrement à son ministre Mazarin. En fait, lorsque ce dernier décide de renforcer les pouvoirs des intendants royaux au détriment de l’aristocratie. Par ce geste, Mazarin substitue des « fonctionnaires », roturiers à son service, aux aristocrates, ennemis potentiels.

Maintenir le privilège d’épée et de robe

La monarchie tente de se défaire du système féodal traditionnel afin de doter l’État d’une administration moderne et efficace. En ce sens, Richelieu s’attaque à une institution fondamentale du royaume : les parlements, dirigés par les aristocrates. Garants en somme, des lois fondamentales du royaume. Le but de Mazarin est clairement de remettre ces lois en cause afin de consacrer le roi en chef d’un État centralisé. Cette décision ne pouvait que déplaire à l’aristocratie. Le libéralisme aristocratique naît du désir des aristocrates de maintenir leur privilège d’épée et de robe. Et ce en faisant, du libéralisme, une critique de l’absolutisme politique.

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Bien sûr, la fin de l’histoire est connue de tous : la Fronde échoue. Et son échec marque en France le renforcement de l’autorité royale. Le pouvoir est alors entièrement confisqué aux aristocrates, et leur personne surveillée par les services du roi. Les aristocrates abandonnent leur service d’épée au profit de la courtisanerie, tant moquée par La Bruyère dans ses Caractères.

Héritier de la défaite aristocratique

De son côté, la monarchie débute sa modernisation. Le rôle des administrations est renforcé. L’autorité royale est de moins en moins incarnée par le roi, mais par ses intendants. Les valeurs d’honneur et de combat sont remplacées par l’efficacité et l’argent. La transformation du régime est particulièrement bien décrite par Voltaire dans l’Ingénu. Et qui dénonce les conséquences d’une bureaucratisation forcenée sur le fonctionnement de la monarchie française.

Montesquieu est aussi bien l’héritier de la défaite de l’aristocratie que l’observateur attentif des conséquences de l’absolutisme politique en France. C’est pourquoi il conviendrait de réviser le propos d’Althusser dans son ouvrage. Montesquieu ne cache pas son appartenance à la réaction. Au contraire, la réaction fonde sa critique politique. Les Lettres persanes, tout comme L’Esprit des lois, ses ouvrages majeurs, se lisent avant tout comme des critiques de l’absolutisme politique.

Montesquieu dénonce le système monarchique

Dans Les Lettres persanes, Montesquieu confie la narration de son ouvrage à deux amis perses, en voyage en France. La technique du « regard étranger » permet à l’auteur de critiquer sans s’exposer à la censure, le système monarchique français fondé sur la concentration des pouvoirs. La lettre XCII, celle de « La mort du roi », est particulièrement explicite à ce sujet. Montesquieu dénonce le testament de Louis XIV. La rédaction de ce testament est considérée comme un signe d’orgueil.

Le testament témoignait à ses yeux de la volonté de Louis XIV de « se survivre à lui-même ». Le refus d’accepter la mort est perçu, dans la conception monarchique, comme un signe de démesure[1]. Montesquieu dénonce ainsi le goût démesuré de Louis XIV pour le pouvoir. Cette remarque est un écho à une autre lettre consacrée au portrait du roi de France, la lettre XXXVII.

Le portrait satirique du roi

Le personnage perse décrit un « roi vieux », qui « gouverne avec le même génie sa famille, sa cour et son État ». Soit en concentrant les pouvoirs. Son portrait moral, peu flatteur, le dépeint comme un mauvais roi. Louis XIV est critiqué pour sa fausse piété (« Il ne peut souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer avec rigueur »). Mais aussi pour sa vanité (« il n’est occupé depuis le matin jusqu’au soir, qu’à faire parler de lui »), et enfin pour son absence de vertu royale. Sur ce dernier point, le roi peine à récompenser les mérites de ses sujets à leur juste valeur, et confond bien souvent l’intérêt du royaume avec le sien (« Souvent, il préfère un homme qui le déshabille […] à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles »). Louis XIV est ainsi décrit en personnage autoritaire, dénaturant les principes de la monarchie.

Montesquieu ne se contente pas de donner un portrait satirique du roi. Il insiste également sur l’état des parlements à la mort de celui-ci. Avec Louis XIV, les aristocrates n’avaient plus droit de remontrance sur le roi. Ils se trouvaient donc défaits de leur autorité. C’est ce que la métaphore des ruines, utilisée par Montesquieu, souligne :

« Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne religion des peuples ».

La regard étranger

La poétique des ruines sert l’idéologie réactionnaire de Montesquieu. L’évocation des parlements permet de remémorer au lecteur le souvenir de la monarchie authentique, fondée sur l’élection du monarque par la volonté populaire ; cette « ancienne religion des peuples ». En d’autres termes, dans Les Lettres persanes, Montesquieu loue la fin d’un régime autoritaire, celui de Louis XIV. Pour ce faire, il se réfère à une technique : « le regard étranger », qui lui permet de se présenter en observateur critique du royaume de France. Toutefois, Montesquieu ne se contente pas de critiquer le régime de Louis XIV. Son évocation des ruines est censée inciter le lecteur à renouer avec une pratique perdue, celle du parlementarisme. Montesquieu doit alors passer de la critique à l’action : lui revient la tâche de théoriser son modèle politique.

Comment convertir la France, pays dominé depuis soixante-quinze ans par l’absolutisme étatique, au parlementarisme ? Telle est au fond la raison de l’adhésion de Montesquieu aux principes de la monarchie anglaise.

Le caractère novateur de sa démarche n’est pas à chercher dans sa critique du pouvoir absolutiste. Mais plutôt dans la proposition d’un gouvernement politique reposant sur la séparation des pouvoirs royal et parlementaire. Montesquieu est un partisan de la monarchie parlementaire, dès lors que ce régime politique assure le retour de l’aristocratie au pouvoir. En effet, si Montesquieu tient tant à la monarchie parlementaire, c’est qu’elle a pour but de restreindre les pouvoirs du monarque. La monarchie parlementaire est un régime limité, reposant sur ce que l’on nomme trop facilement « la séparation des pouvoirs ».

Les trois fonctions politiques

De manière commune, cette dernière consisterait à « confier les trois fonctions étatiques à des autorités ou groupes d’autorités absolument distinctes et indépendantes »[2]. Ou comme le dirait Montesquieu lui-même dans L’Esprit des Lois : « Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative, et de l’exécutrice ».

Voilà le fondement du projet de Montesquieu : empêcher la concentration des pouvoirs en une seule autorité afin de protéger la liberté politique. Dans L’Esprit des Lois, Montesquieu met en garde contre le sultan qui concentre les trois pouvoirs (« Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme »), de la même manière que le Perse des Lettres Persanes considérait que « de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs ou celui de notre auguste Sultan plairait le mieux [à Louis XIV] »[3]. C’est une manière pour Montesquieu de prévenir son lecteur :

« Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs ; celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

Le pouvoir arrête le pouvoir

Dans l’esprit de Montesquieu, « le pouvoir arrête le pouvoir ». C’est pourquoi Montesquieu refuse de mettre l’ensemble des trois fonctions politiques dans les mêmes mains. Pourtant, l’auteur ne s’est jamais prononcé dans le chapitre VI de son texte en faveur d’une séparation stricte des trois fonctions. Comme l’explique Charles Eisenhmann, « elle n’y est ni réalisée, ni formulée »[4].

La séparation des pouvoirs, celle que Montesquieu entend, consiste à lutter contre la confusion des trois autorités en une seule. Montesquieu cherche en vérité à protéger, par ce biais, les parlements contre les abus d’autorité du gouvernement. Pour ce faire, il lutte en faveur de la reconnaissance de l’indépendance des deux autorités, celle du Gouvernement et du Parlement. Chacun a une reconnaissance juridique différente, avec des compétences et des attributions spécifiques.

L’élaboration de la loi

Le gouvernement a la possibilité de s’opposer aux lois votées par le parlement grâce au droit de veto ; le parlement celui d’empêcher que le roi ne prenne seul les décisions législatives. Le parlement discute la loi, surveille son exécution, contrôle le gouvernement. Chacun peut empêcher l’autre de statuer, ce qui oblige les deux pouvoirs à discuter, et à s’accorder.

Ainsi, les deux organes ne sont plus subordonnés. Mais égaux et complémentaires. Le parlement n’obéit pas au roi, ou le roi au parlement. Chacun participe de bonne foi à l’élaboration de la loi. C’est alors un organisme composé qui établit la loi. Mais en réalité, loin de se séparer, ou encore de se confondre, comme c’est le cas dans une tyrannie, les deux pouvoirs doivent se conjuguer. Ceci afin de parvenir à gouverner dans une monarchie parlementaire.

Les fondements d’un régime parlementaire

Aussi, par la découverte du principe d’égalité entre le parlement et le monarque, Montesquieu croit avoir trouvé le moyen de protéger l’individu des dérives d’un pouvoir autoritaire. C’est sur ce point central, novateur, qu’il fonde son libéralisme politique. Montesquieu pose les fondements d’un régime parlementaire, qui permet à l’aristocratie de jouer un rôle de plus en plus conséquent dans les affaires du pays. Par l’esprit de concertation entre les deux autorités, il régénère « l’esprit des lois », qui sont avant tout l’esprit des lois fondamentales du royaume. À savoir une loi fondée sur l’entente populaire.

 Montesquieu est-il alors un novateur ? Cette question est difficile à trancher, dans la mesure où l’auteur, pour assurer le succès de sa classe, pose les principes de la modernité politique. Au fondement de la pensée de Montesquieu se trouve le principe d’égalité, le droit naturel, la concertation. Tout ce qui s’oppose au fond, à une conception du pouvoir tirant son origine de la grâce, de l’autorité et de l’arbitraire. Ainsi, Althusser a raison : Montesquieu met à nu le régime absolutiste. Et donne à Voltaire, Diderot, Rousseau, les armes intellectuelles nécessaires pour s’opposer au pouvoir de droit divin.

D’un autre côté, Montesquieu n’était-il pas un simple conservateur ? Après tout, le droit naturel de Montesquieu repose sur la liberté du cœur. Or le cœur, dans la morale aristocratique, est aussi bien le siège des passions que le siège de l’honneur, de la bravoure, du courage. C’est-à-dire les valeurs de la noblesse d’épée.

Les antimodernes

L’état de nature de Montesquieu ne s’opposait en aucune façon à son corps. Au contraire, il le confortait dans sa légitimité. De plus, l’égalité défendue par Montesquieu est une égalité politique, et non une égalité sociale : Montesquieu ne prône pas la dissolution des ordres ; il défend une égalité entre les autorités politiques qui assurent le pouvoir en France. De nouveau, cette défense de l’égalité politique n’est pas défavorable à l’aristocratie ; mais au contraire, elle lui permet de prendre une place considérable dans l’exercice du pouvoir.

Si nous devions trouver une issue à ce débat, il faudrait opter pour un mot quelque peu anachronique : celui d’antimoderne. Antoine Compagnon est celui qui donne la meilleure définition possible de l’action de Montesquieu : « Les antimodernes ne sont pas n’importe quels adversaires du moderne, mais bien les penseurs du moderne, ses théoriciens »[5].

Du fait même de son opposition à la modernité, Montesquieu s’impose comme son critique ; il en fonde les limites, les corrections, les changements. C’est parce qu’il souhaite le retour de l’aristocratie que Montesquieu propose des modifications capitales aux institutions du royaume. Montesquieu est le plus aristocrate des modernes, et c’est son lien à l’aristocratie qui fait de lui un moderne si singulier.

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Ressources bibliographiques :

[1] Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco est une application stricte de cette remise en cause de la monarchie : le roi doit accepter la mort pour permettre à l’institution monarchique de lui survivre.

[2] Charles Eisenhmann, « L’ “Esprit des Lois“ et la séparation des pouvoirs », dans Mélanges de R. Carré de Malberg, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1933, p. 177.

[3] Montesquieu, Les Lettres persanes, Paris, Livre de poche, coll. Les Classiques de Poche, 2006, p.120.

[4] Charles Eisenhmann, « L’ “Esprit des Lois“ et la séparation des pouvoirs », dans Mélanges de R. Carré de Malberg, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1933, p. 191.

[5] Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, 2016, p. 30.



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