Créatrice des fabulettes, chanteuse pour les petits et les grands, Anne Sylvestre s’est éteinte le 30 novembre à l’âge de 86 ans. Retour en forme d’hommage sur cette figure à la fois bienveillante, combative et féministe.

Par : Sophie Demichel-Borghetti

Parce que pour parler d’une poétesse, il n’y a que ses mots à Elle…

« … et même inventer quelques rêves 

De ceux qui empêchent qu’on crève

Quand l’écriture un jour s’achève »

Anne Sylvestre 

Parce qu’il y a des êtres à qui l’on ne peut dire adieu, il serait impudent d’écrire qu’Anne Sylvestre va nous manquer. Un manque peut se combler, se masquer ; par l’absentement du poème. La poétesse que fut Anne Sylvestre est émerveillement vivante, une incandescence, un chant en promenade, une éclaireuse d’âmes.

Elle a su saisir ce qui est plus fort que l’instant. Se perpétue toujours, nous revient, nous retient, tutoie l’éternité.

Des ombres de nos vies, de ces brouillons froissés, elle a fait des vitraux. Elle a fait des rosaces et puis des chapiteaux. Elle a su faire naître les mots des oubliés, des fragiles. De tous ces mots perdus naquirent des cathédrales.

Une éclaireuse d’âme

Elle savait la terre qui tremble, et savait que l’on assassine les enfances. Ainsi que les souffrances que l’on doit taire et les peurs irrépressibles. Elle savait aussi les fragilités des amitiés et de l’amour. Et elle, pourtant chantait. Parce que – disait-elle – elle ne savait faire que cela… ? Ou plutôt parce que ses mots, sa voix savaient traduire cela même que l’on est, que l’on sent. Mais souvent que l’on ne sait dire. Ces noms que l’on peut se donner, alors, ces noms qu’elle habillait d’amour, comme des appels, nous les avons portés, pris pour nous. 

Son verbe fut une main tendue à tous les enfants fragiles. C’est en Richard, en Éléonore, en Jeanne-Marie, en Pierre, en Lazare, en Cécile et en Philomène que nous nous sommes sentis vivants

Porteuse de terre, de semailles, de couteaux et de caresses, baignée de l’eau des fontaines et taillée en bois de croix ou de flèches ; tout l’univers était en sa poésie.

Mais il arrive un jour que le funambule aborde son fil. Certes, il le connaît par cœur. Mais il sait que ce n’est pas facile, qu’il est fragile et que la terre est basse. Et qu’il se pourrait bien qu’aujourd’hui, juste aujourd’hui, le fil se casse. Et la chute n’en finira jamais, en bas, pour ceux qui l’aiment.

Alors écrire… ? Oui, mais les mots sont difficiles, pour dire l’amour et le chagrin. Même à savoir que l’on ne remontera plus le cours du fleuve. L’on en est encore à espérer la prochaine rencontre, le prochain bal, le prochain sourire d’une arrivée en scène.

Respirer au-dessus des désespoirs

Que faut-il implorer, ou pleurer, devant le silence à venir de vos scènes encore vivantes ? Que nos cieux se couvrent de nuages, que des éclairs déchirent l’horizon ! Puisque, aujourd’hui s’écroule tout un âge. Celui où nous avons grandi, l’âge de l’éclat, du danger peut-être, mais aussi de l’espérance. Ce temps où vous nous avez laissé rêver. Donné des armes pour gagner la lumière au milieu des orages. Où votre âme en partage savait briser les cages et déployer pour nous des ailes insoupçonnées

Marguerite Yourcenar a écrit « Il y a des êtres à travers qui Dieu m’a aimé ». Si je sais et saurai jamais quelque chose, c’est que ce fut à travers vous, Madame, que Dieu m’a aimée. Qu’il m’aime encore. 

Nous portons tous en nous des déserts. Vous nous avez offert votre cœur et votre courage, les avez arrosés de vos larmes. Celles et ceux qui y ont mêlé les leurs ont vu germer des arbres verts, leurs folies et leurs peurs apprivoisées. Grâce à vous.

Grâce à vous, nous fûmes plus forts, plus beaux ; oui, grâce à vous, nous fûmes plus légers, nous avons pu respirer au-dessus des désespoirs. Grâce à vous.

Anne Sylvestre, c’était simplement ma jeunesse. Elle était l’infinie jeunesse, l’infinie révolte. Ce refus guerrier de baisser la tête, quelles que soient les luttes. Celles-là mêmes qui laissent les traces dont nous sommes faits et faites, de coups et de défaites, mais de richesses inconnues.

Imaginer les maux et les paroles impossibles

« Féministe »… ? Elle le fut. Non pas facilement, de façade ou de discours, mais de ses propres solitudes et de l’empreinte d’une multitude d’hypocrisies. Anne Sylvestre n’a pas « parlé des femmes ». Elle a parlé pour elles, elle a trouvé les mots trop souvent tus. Ceux de leurs amours mal reconnues, souvent blessées. De ces amitiés difficiles. Et elle fut par là le cœur caché et battant de ces sœurs. De celles dont elle a osé imaginer les maux et les paroles impossibles.

Parce que le verbe et la Loi venaient des hommes. Toujours, encore et toujours. De leurs désirs, de leurs ordres. Et puis, un jour, on n’en peut plus !! Il y a un jour où, vraiment, il y a mort d’âme. Et où, quelque part, traitée de servante ou de putain, une fille ne peut plus bouger. Alors une femme chante. Vous fûtes, Madame, cette femme, qui a chanté, et chantera toujours,  pour dire qu’il n’y a pas de fatalité à cet ordre-là !

Sur scène, vous étiez, Madame, puissance et lumière. Et tandis que vous chantiez ce qu’en nous, nous n’aurions su entendre, de la brume à la clarté ; vous portiez la colère, l’émotion, et tous les sourires. Les sourires au travers de nos larmes, car les deux ne sont jamais loin. Vous étiez notre fierté de nous tenir debout, avec vous. Vous éleviez devers les nuages une maison de splendeur. Et nous fûmes, à chaque fois, des milliers à ne pas croire à la beauté de ces soirs-là. 

Le chant des étoiles

Sans le chant de ces troubadours, dont vous fûtes, toujours un peu en marge ; parce qu’il faut du silence pour écouter le ciel ; sans ce chant, nous aurions perdu le chant des étoiles.

Pourtant, à un détour de vos sentes buissonnières, nous aurions tant aimé prendre encore rendez-vous avec ces oiseaux sauvages. Ces oiseaux du rêve, emprisonnés en chacun de nous, et dont vous avez ouvert les cages.

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Nous savons que vous ne nous avez pas tout dit, Madame, et nous n’avons sans doute pas assez écouté. 

Pour accompagner le silence, loin de la scène, loin d’une existence en trompe l’œil, il nous reste de vous, un caillou du rêve près du cœur.

Vous avez écrit pour nous. Et ces chemins semés de vos mots que nous avons tant aimés ; si bien gardés en nos cœurs tout aussi fragiles, nous rappelleront toujours, à nous, à celles et ceux qui nous suivront, qu’écrire, c’est un peu ne pas mourir. Et nous ne cesserons jamais de combattre. Grâce à vous. 


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