En 1936, Lovecraft met en garde la cupidité  contemporaine en écrivant qu’il est “absolument indispensable pour la paix et la sécurité de l’humanité qu’on ne trouble pas certains recoins obscurs et morts certaines profondeurs infondées de la Terre, de peur que les monstres endormis ne s’éveillent à une nouvelle vie et que les cauchemars survivants d’une vie impie ne s’agitent et jaillissent de leur noir repère pour de nouvelles et plus vastes conquêtes 1 . ” Aussi, De Stephen King à Clive Barker et de Jules Verne à Georges Langelaan (L’auteur de La Mouche, 1957), tous les fantastiqueurs se déclarent contre la puissance fascinante des sciences et leur vertigineuse immoralité, dans des éco-thrillers qui illustrent et exemplifient la destruction, à des fins purement mercantiles, de la monade humaine jadis réputée insécable. En effet, l’abdication des consciences s’accompagne d’une dislocation, voire d’une désarticulation, de l’harmonie originelle pour des réagencements monstrueux mais rentables.

Si la figure du savant fou a surplombé les littératures de l’imaginaire jusque dans les années 1950, les œuvres récentes exhibent plutôt des pathologies épouvantables, froidement scrutées par les scientifiques sans scrupules qui les ont induites, psychopathes dont l’auto conservation est la seule loi. Pourtant le body
horror peut aussi naitre d’une intention exploratrice initialement positive, mais que des circonstances particulières transforment en abjections. C’est d’ailleurs la théorie de la philosophe française Julia Kristeva, qui, dans son essai sur les pouvoirs de l’horreur (An Essay on Abjection ) désigne l’abjection 2, comme une chute dans le réel insupportable de la chair 3 … Le retour du refoulé et la démence progressive de certains protagonistes aboutissent aux catastrophes qui illustrent les films de Cronenberg, en particulier « La Mouche » (1986) autant que la série de Simon Donald Fortitude, faux nordique noir d’origine anglaise. A chaque fois l’abaissement de l’humain correspond exactement à la proposition critique de Kristeva, d’une
contamination insupportable entre le réel et l’ordre symbolique.
Il s’agira de rejoindre Sir Arthur Conan Doyle qui met en garde contre le retour des monstres, ce qui pourrait se traduire pour nous par un double viol des lois naturelles. Nous verrons que de cette originelle prédation nait un monde trash et gore.

1 Howard P. Lovecraft, Montagnes de la folie (1936), trad. François Bon, Paris, Seuil, « Points », 2016, p. 404.
2 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Sociologie Tel Quel, Seuil, 1980.
3 La philosophe française Julia Kristeva a exploré un aperçu influent et formateur du concept
d’abjection dans son ouvrage de 1980 Powers of Horror : An Essay on Abjection 3, où elle décrit
l’horreur subjective (abjection) comme le sentiment qu’éprouve un individu confronté à la simple
expérience de ce qu’elle appelle la « réalité corporelle » typiquement refoulée, ou une intrusion
du Réel dans l’Ordre Symbolique


Ouvrir la brèche aux monstres ?

Couramment utilisée pour analyser les récits culturels populaires d’horreur, l’idée de l’abject équivaut à ce qui est rejeté par la raison sociale ou la perturbe – le consensus communautaire qui sous-tend un ordre social; or ici, on croit découvrir une nouvelle espèce – mais c’est elle qui nous découvre ! Ou nous re-découvre, puisque généralement l’agent pathogène a dormi un temps indéterminé, dans des laboratoires secrets et/ou des sous-sols inviolés, avant de se réveiller pour envahir les populations.

Dans Fortitude 4, ce sont des spores venues des temps de l’éocène qui transforment les humains contaminés en tueurs délirants ou en incubateurs à insectes millénaires, ce qui entraine la guerre de tous contre tous; l’intrigue doit beaucoup au fait de la conservation des virus dans les cadavres congelés qui, à cause du climat rigoureux, ne se décomposent jamais ! Arrive en effet très vite l’hypothèse d’une contamination par un virus préhistorique, libéré du permafrost par le réchauffement climatique 5 , et avec lequel certains habitants ont été en contact direct. Une guêpe préhistorique réapparaît, porteuse du virus qui pousse ses victimes à commettre des actes de sauvagerie imprévisibles… Un traitement spectaculairement horrifique, esthétique et humaniste, préside à la construction de ces insectes infernaux : l’anthropocène forcené réveille ainsi les démons enfouis, car le savant (ou l’industriel) met en péril l’équilibre des écosystèmes et provoque la déshumanisation de l’oïkos.

Mutation génétique, expériences médicales, chamanisme et démons dimensionnent alors un imaginaire de la Chute, qui réarme le thème de la nature vengeresse et des symbioses brisées, exactement comme chez Cronenberg, avec La Mouche (1986); D. Cronenberg, spécialiste du cinéma d’épouvante, a réussi quelques-uns des plus mémorables moments de body horror : sans recourir au fantastique, il transforme les personnages de Crash en mixte métallico-humains, tant leur amour pour les prothèses et la sexualité « spéciale » qui en résulte dépendent de la violence des accidents provoqués. Mais s’il faut citer, de ce cinéaste, le chef d’œuvre en la matière, La Mouche reste le plus pur produit de l’horreur d’anticipation.
L’histoire est celle de Seth Brundle, savant génial qui, à la suite d’une manipulation malheureuse, voit son ADN combiné avec celui d’une mouche. On notera d’ailleurs la portée biblique de son prénom : Seth est le nom d’un dieu égyptien hybride homme/animal. Il est également le nom du troisième fils d’Adam et Eve, le père d’une humanité à venir dont nous sommes les descendants. Loin d’être innocent, ce choix éclaire encore le destin de ce personnage perdu, qui devient littéralement un gigantesque et répugnant insecte, au fil de mutations abominables (ses dents tombent, ses oreilles et ses ongles aussi), et dans une scène paroxystique il s’extirpe des quelques restes humains qui lui demeurent pour surgir en monstre absolu ; il
vomit immédiatement sur un rival des sucs acides qui commencent à dissoudre vivant le malheureux… en se débattant, Seth « Brundlefly » lance une ultime téléportation, mais il fusionne avec la cabine, devenant encore un autre mixte, homme/mouche/métal ! Veronika, la femme qu’il aimait, l’abat alors, à sa demande.
Ne pouvait-on d’ailleurs entendre, dans “Brundle”, le bourdonnement annonciateur de la métamorphose ?

Abjects insectes du fantastique : une science dévoyée ?
© 20th Century Fox - "La mouche" de David Cronenberg

4 Simon Donald, Fortitude, © Sky Atlantic, 2015-2018, 26 épisodes d’environ 47 minutes (3 saisons).
5 De fait, on a affaire à une monstruosité, vectorisée cette fois par les parasites sortis de leur sommeil
multimillénaire par l’extraction de carcasses congelées; lorsqu’elles infestent leur hôte humain, ces larves
pulvérulentes entraînent soit une mort ignominieuse, soit une métamorphose en tueur psychopathe.


Il en va de même du premier Alien (Ridley Scott), avec la scène dite du chestburster (casse-poitrine), lorsqu’un xénomorphe à peine formé s’extirpe brutalement de la carcasse encore fumante de Kane : « Mais la vision du monstre dégoulinant est bien pire. Scott voulait un bébé carnivore terrifiant […], une abomination qui se dresse de la dépouille de Kane dans une posture des plus phalliques » (Yoan Villars). En fait, l’inhumain sort de l’humain, alors que le chef de vaisseau, Ash, semble humain mais n’est qu’un robot!

Cette exhibition du corps morcelé, démantibulé, réduit à sa nature de puzzle biologique, informe par exemple aussi le film X, de Ti West, en ajoutant à l’horreur des amputations celle de la gérontophobie ; dans cette optique s’inscrit la scène traumatique sur laquelle se referme la première saison de Fortitude (Simon Donald, 2018), et qui forme l’expolition de toute une partie du body horror contemporain ; dans le lieu confiné d’une chambre d’hôpital/laboratoire, une malade est allongée, immobile, et son visage et son corps sont couverts – littéralement couverts – de vésicules purulentes…

Peu à peu, chacun de ces abcès crève, et elle vomit un geyser de mouches-guêpes, en un nuage vrombissant qui envahit bientôt et sature l’espace de milliers d’insectes ; l’horreur de cette invasion, naissant des fluides et de l’énergie vitale d’un être à l’agonie, remplace la monade insécable de l’humain par la myriade ailée innombrable et agressive, car quiconque essaie de pénétrer le confinement pour sauver la malheureuse est condamné à subir le même sort, à devenir à son tour incubateur et contaminant ; l’intervalle entre la décomposition « normale » du corps mort et la prédation insectiforme, du vivant même de l’hôte, a collapsé, pour satisfaire les appétits de scientifiques aux sombres menées. Pour Cronenberg, c’est une mouche, insignifiante et pourtant familière, qui enrayera la machine : un bug, littéralement. Un insecte sans âme, mû par l’instinct et l’assouvissement de fonctions primaires : se nourrir, se reproduire. Mais la mouche est également associée à une autre fonction, celle du pourrissement des corps, de la
déliquescence de la chair…

Isabelle Zara Casta

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