par Claire Lega
Adèle est belle et brillante. Journaliste, elle est mariée à Richard, jeune et talentueux médecin à l’hôpital. Ils sont les parents du petit Lucien qui les comble de satisfaction. Ils mènent une vie de parisiens aisés, habitent dans un appartement bourgeois du XVIIIe arrondissement, sortent fréquemment avec leurs amis; bref, ils ont « tout pour être heureux ».
Dès les premières pages, on comprend qu’Adèle mène une double vie. Elle va à la rencontre d’hommes, peu importe qui ils sont et où elle les trouve. Elle ne les aime pas, ne les désire pas et ne prend aucun plaisir à s’abandonner à eux. Elle agit comme une personne possédée par une force qui la dépasse, une force qui lui dicte qu’on la prenne, qu’on la torde, qu’on la malmène. Puis la force finit par se taire quelques heures, quelques jours au mieux.
Chaque fois, Adèle se promet de résister mais, insatiable, l’ogre se réveille, la dévore à nouveau et finit par la terrasser. Richard ne sait rien de l’addiction de sa femme. Adèle vit avec le poids de la honte et du mensonge, de cette folie qui l’habite et que personne ne soupçonne. Elle déambule dans sa vie comme un fantôme, essaie obstinément de garder le contrôle, « ses traits se sont durcis mais son regard délavé a gagné en puissance. (…) Sa pâleur est devenue intense et on pourrait presque dessiner, comme sur un calque, les méandres des veines sur ses joues », mais elle est un peu morte en son for intérieur. Ce dégoût d’elle-même la rend arrogante avec son entourage, provoque des malentendus et creuse peu à peu le fossé qui la sépare de son mari. « Sincèrement, je ne sais pas pourquoi tu as besoin de te comporter comme ça, de te soûler, de parler aux gens de haut comme si tu avais tout compris de la vie et qu’on était qu’une bande de moutons imbéciles à tes yeux». Il échappe à Richard ce qu’Adèle a déjà compris ; elle sait que rien ne sert de lutter : les choses ne vont pas s’améliorer, il est inutile de s’en donner l’illusion.
Malgré sa froideur envers le monde qui l’entoure, malgré son indifférence, on éprouve une grande empathie pour la jeune femme. On fait corps avec elle, on plonge avec elle dans sa profonde solitude et son désespoir, on souffre pour elle. « Elle n’a rien ressenti, rien. Elle a juste entendu des bruits de ventouses, de torses qui se collent, de sexes qui se croisent. Et puis, un grand silence ». L’amour qu’elle porte à Richard et à sa vie de famille lui permet cependant de tenir debout. Elle est prête à tout pour sauver le fragile refuge qu’ils représentent à eux deux. Elle est « pleine de gratitude d’être aimée et tétanisée à l’idée de tout perdre. (…) Rien ne lui semble valoir la peine de mettre en danger les matins dans les bras de son fils, cette tendresse, ce besoin qu’il a d’elle ».
Le couple va doucement glisser dans l’abîme des doutes et de l’incompréhension, il se risquera à emprunter une ligne de crête vertigineuse, avant de sombrer peut-être, dans une nouvelle forme de folie.
Avec finesse et profondeur, dans un style sec et nerveux, Leila Slimani questionne à travers ce roman la capacité de l’Homme à se sauver de lui-même. Elle le fait avec habileté, sans porter de jugement ni caricature.
Un des pouvoirs de la littérature est sans doute de faire entrer en résonnance le bruit du monde avec notre murmure intérieur. On peut alors se demander si l’histoire d’Adèle et Richard n’est pas une métaphore de notre impuissance à nous sauver de notre propre folie, de celle de l’époque où nous vivons, incapables d’agir contre un modèle de société où croissent les injustices et les inégalités. Nous sommes conscients de nos dérives et pourtant nous continuons à nous agiter, goguenards et satisfaits, tantôt égayés par l’ivresse tantôt abrutis par la gueule de bois. Comme Adèle « même seule, même au milieu de nulle part, » échouons-nous, nous aussi, « à extirper notre rage, à pousser un cri » ?
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