Sophie Demichel évoque, dans cet article consacré au dernier film de Catherine Sorba, primé par le le Sundance Institute Documentary Fond Program, Da e stelle a e stelle, le récit de la lutte nationale corse.
Et ils ont fait Peuple ! L’évidence est là, dès la dernière image, dès le dernier mot de Da e stelle a e stelle. Cette évidence s’impose à nous comme l’issue d’une lutte qui vient de très loin, qui nous touche d’autant plus qu’elle éveille en nous des traces qui la dépassent.
Documentaire de création, primé en 2018 par le Sundance Institute Documentary Fond Program, le fim de Catherine Sorba, est le récit d’un processus de libération, qui se raconte et s’inscrit dans l’histoire d’un peuple : Histoire d’une lutte, d’un combat autant ancien, sans doute, que la Corse elle-même.
Ce film porte le récit de la naissance d’un peuple, du peuple corse, des « événements » d’Aleria en 1975 aux traversées politiques actuelles des héritiers d’Edmond Simeoni : « témoignage d’un petit peuple de méditerranée qui depuis le 18ème siècle se bat pour exister ». Pour autant, Da e stelle a e stelle est tout sauf un documentaire historiographique ou « régionaliste » sur la Corse et pour les Corses.
S’il se présente comme documentaire, Da e stelle a e stelle va au-delà du documentaire, contraint la forme même à être processus de création ; parce qu’il interroge le réel en ce qu’il fait trace.
La question fondamentale que nous devons nous poser est : Qu’est-ce que dire : « Ceci est mon peuple ? ».
Nous entrons en un voyage, voyage initiatique qui traverse le devenir propre de l’île, sans le figer, sans s’y limiter : Da e stelle a e stelle retrouve ce que l’on a voulu occulter de l’âme d’un peuple en le cachant derrière le paysage, présente une Corse contemporaine depuis un angle singulier : La Corse n’est pas une île de bergers, mais une île d’expérimentation politique, un lieu de confluences et de transmissions, où la vision d’un homme seul peut influer sur le devenir du monde entier.
Ce voyage naît de l’histoire corse, de ce moment où un homme, Edmond Simeoni, a fait que le destin de l’île a changé, est rentré dans l’Histoire, et fait que cette Histoire, aujourd’hui, à la fois dépasse la simple historiographie et nous submerge, au présent.
La puissance de cette vision s’entend, physiquement, dans la puissance du « dire » de ce verbe, porté par une comédienne exceptionnelle, traversée d’un souffle, au-delà de la femme, au-delà de l’actrice, qui touche à l’universel, où la parole transmise, entendue, devient verbe fondateur, parole « pythique ».
Aventure inouïe, ce film est né d’une rencontre personnelle et d’une amitié magnifique ; il est né aussi du désir, ou du besoin de dire une histoire qui devait être dite ici et maintenant. Cette œuvre a uni les mots d’Edmond Simeoni et le regard, la voix de Catherine Sorba, par un lien qui les a traversés et nous laisse en trace précieuse ce film comme la rencontre perceptuelle d’une vérité : Celle que l’histoire Corse, leur histoire, notre histoire, est l’occasion singulière d’une expérimentation universelle de la « libération », de cet instant où un individu – qu’il soit femme, homme, ou ce peuple qui détermine tout homme et toute femme – parvient à se donner un nom… Ce nom qui lui était refusé !
L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous.
Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr
C’est cet événement qui fait de ce récit une œuvre d’art comme acte politique. Il ne s’agit pas de commenter ni de communiquer, mais de capturer un réel qui raconte une histoire au-delà de l’instant-même ! Film qui s’entend tout autant qu’il se voit, Da e stelle a e stelle fait éclater les fausses images de « carte postale », déploie la Corse comme lieu tragique et originel d’une naissance à venir.
Et la musique de Vivaldi, lien intensément dramatique, fait grandir ces images, comme espace du Temps, ce temps qui a compté, qui a porté d’une génération à l’autre d’une étoile à l’autre un espoir impossible, incroyable, et qui dont l’événement a pourtant eu lieu.
Ce film est acte de création comme « processus de vérité », au sens où Alain Badiou le signale comme fidélité en acte à un événement peut-être méconnu, ou même à venir. L’acte esthétique est ici une fidélité à l’événement politique d’un « désir de faire peuple », à cet événement qui fut ce manque dont la recherche est ici retracée : nous pressentons que nous faisons destin commun, ici et maintenant, mais nous n’en avons pas la parole !
Ce processus de vérité est aussi processus de filiation : Il y a partage, héritage, transmission de générations en générations, comme un cadeau ou une malédiction, puisqu’on transmet aussi ses propres combats. Mais la force visionnaire de cette traversée raconte une histoire qui dépasse les hommes qui la portent, qui sera reprise infiniment.
Da e stelle a e stelle restera cet événement artistique fondamental qui fait entendre aux Corses leur parole : Nous faisons peuple !
C’est cette parole que Catherine Sorba, par les mots d’Edmond Simeoni, nous restitue, et par là prolonge une histoire universelle : Qu’est-ce que c’est que la libération d’un peuple ? Comment traverse-t-on une volonté de libération ?
Un « commun singulier », tout d’un coup prend la parole et se nomme. Et, par une mise en miroir avec d’autre formes de libération – notamment les exemples américains-, on entend une volonté de la redécouverte d’une mémoire et d’une dignité universelles.
La question fondamentale que les femmes et les hommes du XXIème siècle, où qu’ils se trouvent physiquement sur cette planète, doivent aujourd’hui se poser, n’est plus : « Qu’est-ce qu’un peuple ? ». La question fondamentale que nous devons nous poser est : Qu’est-ce que dire : « Ceci est mon peuple ? ».
Le film de Catherine Sorba, ainsi, en montre l’événement, dans la mise en jeu de sa nudité, de sa radicalité, dans ce surgissement où la puissance du Verbe se fait puissance politique. Que se passe-t-il, alors ? Alors, il arrive que des hommes affirment qu’il y a un peuple parce qu’ils affirment que ceci est Leur peuple !
Da e stelle a e stelle restera cette trace irréversible, cet événement artistique fondamental, qui fait entendre aux Corses – et espérer à d’autres ayant le même désir – leur parole espérée, oubliée, mais, en cet acte-là, présente : Nous faisons peuple !
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