par Ghjuvan Ghjaseppu FRANCHI

Jean-Joseph Franchi pour la revue Musanostra, s’est interrogé sur la pertinence de toute traduction 

Les choix possibles du traducteur (littéraire ) se ramènent à une alternative : amener l’auteur au lecteur, ou l’inverse. Il suffit, pour la première option, de citer l’exemple de Stephen Zweig – lui-même, à cette époque, l’auteur le plus traduit dans le monde – transposant en allemand les œuvres de Verhaeren, Verlaine, Baudelaire ou Keats, celui de Baudelaire traduisant Edgar Poe, celui de Marcel Proust – le Marcel d’avant la Recherche – se consacrant à John Ruskin, etc.

Dans ces cas de figure, un créateur se met au service d’un créateur pour donner dans sa propre langue, une œuvre qui possède la qualité artistique de l’original ou du moins s’en approche. On pense à l’impatiente modestie du Corrège devant la Sainte Cécile de Raphael : « anch’io son pittore », moi aussi je suis peintre !
Dans le camp d’en face, l’école Schleirmacher, une grosse machine de pensée allemande, préconise au contraire d’amener le lecteur dans le monde de l’auteur et en premier lieu sa langue. Pour le linguiste philosophe et théologien Berlinois (1768-1834) ce n’était pas difficile, son auteur de prédilection étant Dieu qui, on le sait, s’exprimait volontiers en hébreu, avant de ciseler, dans l’arabe du Coran et à la voyelle près, sa Révélation définitive. De nos jours, ce littéralisme est illustré par la traduction de la Bible d’Elie Chouraki qui transcrit au pied de la lettre les truculentes métaphores hébraïques, respecte le rythme syncopé de la syntaxe d’origine et va jusqu’à rendre tangibles les plus subtiles curiosités étymologiques du divin vocabulaire. L’objectif de Chouraki étant toutefois bien moins théologique que linguistique et littéraire, son résultat est un somptueux monument baroque qui mérite largement la visite.
Mais qu’en est-il de la langue corse par rapport aux grands modèles littéraires ? Doit-elle se les approprier ? Quid, par exemple, de la surprenante initiative de traduire les classiques français, comme il nous arriva de le faire, par bribes ou à titre d’échantillons significatifs ? Voici donc Montaigne, Voltaire ou Balzac passés au filtre d’un idiome rustique et populaire jusqu’à peu voué à ressasser de génération en génération la suite inchangée des travaux et des jours ! Serait-ce la condition pour que les Corses accèdent à ces auteurs ? Allons donc ! On ne nous soupçonnera pas, j’espère, de nourrir de telles coquecigrues ! Si les Corses sont parfois illettrés, c’est bien dans leur propre langue et non dans celle de Molière… Alors ? Alors c’est bel et bien ce parler culturellement marginal qu’il importe, malgré tout, de faire « entrer en littérature ». Il s’agit (on nous le répète) d’une langue essentiellement concrète (on le lui reproche), charnelle, oh combien, et c’est là sa chance !… À l’instar, n’en doutons pas, de toutes les « lingue tagliate », les langues amputées qui ont survécu aux identités englobantes du siècle dernier et à la mondialisation de celui-ci, loin des autoroutes de la pensée planétaire, ces parlers véhiculaient souvent une approche vivante du monde, tout un trésor d’images, de tournures, des fulgurations de mots qui ne demandent qu’à être recyclés dans une création contemporaine (avant de retomber en clichés à la centième redite, mais…. ceci est une autre histoire !). Vierge dans le domaine littéraire, notre langue ? Disons demi-vierge : elle a encore tant à montrer… Mais depuis une certaine renaissance des années 70, elle s’y essaie. Avec des fortunes diverses, elle s’y essaie…
Bon ! Une littérature « nustrale », soit ! Une modernité puisée à l’héritage des vieux dires, pourquoi pas ? Mais… en quoi aurait-il besoin de l’hommage des pensées étrangères notre petit dieu «casanu », ce « parlatu corsu » que nous nous obstinons à vénérer « tel qu’en lui-même, enfin, l’Éternité le change ». Certes, nous avons accepté, bon gré mal gré, ses ambitions nouvelles mais ne déplorons-nous pas, encore et encore, la perte irréparable du Verbe Unique qui transcendait la moindre communauté agro-pastorale par la magie d’une inépuisable oralité ? Et le Riacquistu, ce graal retrouvé (ou presque) ne l’avons-nous pas éperdument célébré en son temps !… Alors ? Pourquoi sacrifier au culte des Grands Auteurs, ces vaches sacrées d’une autre culture ?


En réalité il ne s’agit pas, en les traduisant, d’œuvrer pour la Plus Grande Gloire d’écrivains qui n’en ont nul besoin, mais de démontrer les capacités de la langue qui prétend s’y confronter (la nôtre en l’occurrence). Imaginez que l’un ou l’autre de ces Créateurs, emblèmes reconnus du génie français (et universel) eût été corse. Tout cela demeure hypothétique et virtuel : notre langue aurait pu… aurait dû… si l’histoire du pays eût été autre, etc.… si… si… mais, bon ! Imaginons…Avec la culture, le talent et la sensibilité qui furent les siens, voici donc notre auteur doté (pour les besoins de la démonstration)… du seul parler de nos villages ! Son œuvre aurait-elle été ce qu’elle est ? Pour avoir une idée de la réponse, l’épreuve de la traduction semble un critère fiable à la condition de s’imposer, si j’ose dire, un double cahier des charges : d’une part ne pas trahir l’auteur – foin des « belles infidèles » chères au traducteur-artiste ! – d’autre part et surtout, défendre et illustrer la langue d’accueil dans ses spécificités idiomatiques amalgamées en vase clos dans un creuset de siècles, à la différence, notons-le des grandes sœurs romanes (essentiellement le français, l’italien et l’espagnol) qui ont évolué de concert, finissant par fondre leurs syntaxes, leurs stylistiques et leurs rhétoriques dans des standards reconnaissables. En se mesurant aux sacro-saints « classiques » il s’agissait, en somme de « frotter notre cervelle à celle d’autrui » (Montaigne dixit), et, en l’occurrence, un autrui fondamentalement différent un « alien » ! Que ressort-il de cette confrontation ? Un parler de paysans aurait-il pu engendrer dans son coin et avec ses seules ressources, une littérature d’un niveau comparable à celle d’une grande civilisation de culture écrite ? Si oui ce serait la preuve que l’instrument linguistique (dans ses formes les plus archaïques que nous sommes quelques-uns à privilégier) est aujourd’hui suffisamment performant pour servir aux œuvres littéraires du futur ! Car la traduction n’est pas un but en soi, mais un simple exercice destiné à souligner la robuste différence entre les deux langues et les possibilités inemployées de la nôtre (si tant est que l’on ne se contente pas d’un ersatz de corse qui consiste à copier/coller le texte à traduire en l’affublant d’un maquillage identitaire à base de finales en « u », « i » et « a », ce qui n’aurait strictement aucun intérêt !).
Les exemples vivants étant d’un autre pouvoir, qu’en est-il sur le terrain ? Nous disposons, en réalité, de peu de travaux démontrant la possibilité de sculpter la pensée créatrice d’autrui dans un matériau résistant et pérenne qui serait tout simplement la langue corse. À la suite de Matteu CECCALDI avec ses « Lettare da u me mulinu : Fole di u Luni » (Les Lettres de mon moulin : Contes du Lundi, d’Alphonse Daudet) publié en 1980 chez Klincksieck, citons néanmoins, par curiosité – instructive – un florilège de « textes choisis » de Pascal, Montesquieu, Chateaubriand, Voltaire, etc. excellemment transposés en corse par Studii Corsi di Tilò, une petite association culturelle toulonnaise des années 80. On peut y adjoindre l’inoubliable – mais bel et bien oublié – Intantu de Dumenicantone GERONIMI (traduction intégrale de « En attendant Godot » de Becket) ainsi que le « Principellu » de Santu CASTA (traduction du Petit Prince de Saint Exupéry) et dans une moindre mesure Knock dettu in corsu , adaptation quelque peu fantaisiste de la pièce de Jules Romain par le signataire de ces lignes. Last but not least, et bien qu’il ne s’agisse en rien d’un classique de la littérature française on ne saurait enfin omettre « U Vangelu » (ABU, 1994), traduction corse des quatre évangiles par une équipe interconfessionnelle de linguistes et de théologiens à partir de l’original grec.
Ces modestes essais pourront-ils, un jour, être transformés ? Aux lecteurs de dire et… aux censeurs de s’insurger !
 
Jean-Joseph Franchi-Pour la 1ère édition de la revue Musa Nostra, s’est interrogé sur la traduction 
 

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