par Sylvestre Rossi
En arrivant sur les docks où il aimait à rêvasser, Zékial glissait sur quelque chose de visqueux, près d’un conteneur de poubelles. Affalé de tout son poids sur ses deux genoux, dans la plus humble des positions, la douleur le surprenait par sa fulgurance.
Un sachet crevé de fraises-tagada avait atterri là, et les friandises s’éparpillaient, peu ragoûtantes, collées les unes aux autres, par deux ou par plusieurs, s’avachissant pour certaines en un bloc informe de pâte rosâtre, elles ne ressemblaient pas aux fraises-tagada que l’on chipote, primesautières, dans leur sachet neuf. Quelques fraises cependant avaient par miracle échappé au marasme, et on aurait presque pu en manger une, identiques en apparence à celles que l’on reluque en vrac dans leur bac translucide, bien fermes et autonomes, chez le confiseur, si ce n’était qu’elles trainaient au ras du sol avec d’autres saletés, tout en suscitant l’envie fugace de les avaler, imprégnées de liberté et de puanteur ambiantes.
Pendant qu’il se redressait précautionneusement, comme s’il en avait terminé avec un chapelet sur un prie-Dieu qui mériterait d’être rempaillé, un chat bondissait des poubelles et se plantait devant lui. Il lui semblait bien que c’était le chat qui pendant une année était passé le voir tous les jours dans sa propriété, puis avait disparu sans crier gare. Ce chat de gouttière à l’haleine épouvantable avait jeté son dévolu sur sa villa, il était noir avec de rares taches blanches et noisette sur les pattes, son museau était presque entièrement blanc avec à la hauteur du front un croissant fertile quasi parfait de couleur noisette.
Zékial s’était fait bien du souci pour lui, craignant qu’il n’ait été écrasé par un chauffard ou empoisonné par des boulettes de strychnine. La douleur de ses genoux congestionnés s’atténuait comme par enchantement. Au début, il avait à peine remarqué sa présence sur sa propriété, l’ayant gentiment chassé de la terrasse la fois où il s’y était aventuré, comme il le faisait avec nombre de chats qui pour la plupart appartenaient à ses voisins. Il ne s’était guère soucié de lui à vrai dire, pensant qu’après avoir laissé libre cours à son instinct de chasseur aux dépend de mulots et de merles, il réintégrerait le bercail comme les autres. Mais le chat s’était enhardi, et ne se bornait plus à stationner dans divers endroits douillets du jardin où pendant un certain temps il s’était fait tout petit. Il avait désormais pris l’habitude oblique de se prélasser près d’un massif d’hortensias, ripopée suave de mauve et de grenat, dont Zékial s’occupait aux heures vespérales, muni d’un sécateur et d’un carafon en guise d’arrosoir, non loin du canapé sur la terrasse couverte où il aimait siroter à la nuit tombante sa vodka bien tassée.
Le chat n’était en rien gênant au fond, et Zékial l’avait finalement autorisé à faire moult siestes sur le canapé, allongé sur le dos, les pattes écartées. Il lui devait pas mal de fous-rire, parfois matinaux, et l’avait baptisé Biaggino en souvenir d’un personnage de farce qu’il avait interprété quand il était collégien. Biaggino aimait à s’étirer sur un coussin près du bras de canapé, ronronnant dès que Zékial s’asseyait face à la table basse où siégeaient la bouteille de vodka et le carafon en cristal, et se faisait aussitôt les griffes sur ses cuisses, sans brusquerie, blotti sur ses genoux.
Zékial prenait son café tous les matins sur la terrasse couverte, qu’il fasse beau ou gris, qu’il pleuve ou qu’il gèle, c’était un rituel, et le chat grattait à l’huis de la cuisine dès qu’il l’entendait se lever, impatient de boire une coupelle de lait en sa compagnie. Zékial rechignait à le faire attendre, même dans ses réveils laborieux, différant jusqu’à un besoin naturel pressant, et c’est sans bougonner ni rouscailler qu’il lui ouvrait la porte-fenêtre vitrée. Le chat se faufilait prestement entre ses jambes en miaulant, se risquant dans la cuisine, puis revenait aussitôt sur ses pas, et s’enroulait autour de ses mollets, dans un mouvement à la fois cajolant et encombrant, comme s’il voulait que Zékial se dépêche sous peine de le renverser, puis il le devançait à nouveau, avant de retourner un moment entre ses jambes, et ainsi de suite jusqu’au frigo, dans un alerte va et vient. Il était le premier servi. Zékial ouvrait la porte du frigo, et s’emparait d’une bouteille de lait, puis s’en allait chercher une coupelle propre qui avait fini d’égoutter avec le reste de la vaisselle, près de l’évier en émail, et tout ça sans que ne cesse les frôlements et les miaulements.
Zékial vivait seul, recevant peu, et faire la vaisselle le distrayait, c’était une coupure miraculeuse dans le flux lancinant de ses pensées qui s’éternisaient sans qu’il n’y puisse rien, cette simple tache manuelle les empêchait parfois de réapparaître. Le récurage appliqué d’une casserole faisait dévier les pensées mortes de Zékial dans le bras oiseux d’un delta, alors que l’autre bras en créait d’autres, bouillonnantes d’images nouvelles, encore à l’état de fraîches esquisses.
Il dévissait le bouchon de la bouteille de lait, pendant que Biaggino donnait de petits coups de tête à la coupelle qui parfois se fendait en deux, ou bien c’était la bouteille qui sous ses bourrades laissait échapper du lait en trop grande quantité, barbouillant le carrelage de petites flaques qui, si on ne les nettoyait pas aussitôt, collaient aux chaussons norvégiens. Une fois, c’était la bouteille qui lui avait échappé des mains, et il avait failli s’emporter contre Biaggino, mais de s’emporter contre un chat c’est incommensurablement sot, d’autant que cette maladresse était plutôt à mettre sur le compte d’une gueule bois, il avait contenu ses nerfs, gobant deux paires de Doliprane, ça valait mieux pour tout le monde.
Zékial ne s’était jamais embarrassé d’un animal domestique, cependant ce matou l’avait choisi, et ça faisait un bail qu’on ne le choisissait pas aussi spontanément, sans une idée derrière la tête. Quelques larmes de lait et des restes de nourriture, c’était bien peu de chose en comparaison des cadavres de mulots que Biaggino déposait sur son paillasson. Ce n’était pas un vil profiteur, il faisait sa part de boulot. Zékial s’était insidieusement attaché à ce chat tour à tour volubile et languide, et depuis son départ les oiseaux étaient plus nombreux dans son jardin, ils étaient même revenus sur la terrasse, mais c’était différent, les volatiles ne se distinguaient pas trop les uns des autres, et il était difficile de s’attacher à l’un deux en particulier.
Le seul oiseau que Zékial remettait était un pic-vert ne semblant jamais quitter le haut d’un cèdre bleu, il pouvait l’observer grâce à des jumelles, et à n’en pas douter c’était toujours le même pic-vert, des détails ne trompaient pas, certes pas aussi flagrants qu’un croissant fertile de couleur noisette sur le front, mais une sorte de maintient le trahissait, le bougre avait une dégaine particulière, indéfinissable, il ne cherchait pas à être drôle, il l’était. Sa litanie de tapotements ne s’alourdissait pas de déclinaisons et de variantes, elle avait la grandeur des poèmes médiévaux. Le pic-vert possédait un genre de noblesse comique, surtout quand il faisait des haltes, sa tête houppée pivotant vers Zékial en silence, avant d’enfoncer son long bec avec régularité jusqu’à la garde, ça faisait une traite maintenant que tous deux, de loin en loin, avaient partie liée.
Les autres oiseaux, surtout les merles et les martinets, avaient depuis le départ de Biaggino gagné en confiance, relâchant leur ancienne attention de tous les instants. Ils étaient gras, se nourrissaient d’olives noires, et les traces de leurs fientes sur le granito fifties de la terrasse étaient tenaces, mais leur chant demeurait au plus haut de leur mystère, il se suffisait, mêlé harmonieusement à l’air humide et aux formes fantasques du jardin arboré au crépuscule. Zékial éteignait parfois son antique chaîne hi-fi Pioneer, préférant leur chant au son envoutant de la trompette de Chet Baker. Il lui arrivait dans ces moments d’extase tranquille d’oublier de terminer son verre de vodka, et de le retrouver éventé au petit matin, avec un moucheron décédé dedans. Les martinets étaient craintifs, trop distants au goût de Zékial, malgré l’attitude avenante qu’il manifestait à leur endroit. Assurément, ils étaient moins pignoufs que les merles qui lutinaient à un jet d’amandes grillées de lui, pendant qu’il prenait son digestif en solitaire. Il leur abandonnait avant de rentrer se coucher une tartine à l’houmous ou à la tapenade d’olives vertes, variant ainsi leur menu sans trop les décontenancer.
Avec les oiseaux, les rats des champs avaient à nouveau investi les lieux, c’était fatal, réussissant même à fissurer une vieille canalisation en fibrociment dans sa cave, et se régalant des eaux usées. Zékial avait dû faire l’achat de plaquettes de poison, les essaimant quotidiennement dans la cave silencieuse et déserte qui s’emplissait à la nuit de petits cris insolites et inquiétants, affligé de voir que le raticide ne cessait d’être englouti, preuve que la sournoise colonie était importante, jusqu’au matin béni où les plaquettes à la puissante efficacité desséchante ne s’étaient pas dématérialisées. C’était de fait la seule façon de savoir que les rats avaient été exterminés jusqu’au dernier. Il avait fait remplacer dare-dare le fibrociment usagé par du PVC.
Le chat tout près de lui qui le regardait sans honte particulière libérait la même haleine fétide que Biaggino. Il semblait bien que seules les montagnes ne se rencontraient pas. L’andropause détenait le fâcheux pouvoir de rendre Zékial irritable et odieux, et ce greffier avait eu le don de l’apaiser, tel un onguent sur une blessure qui peinait à cicatriser. Il avait été dévasté par l’évaporation subite de ce gentil compagnon, mais c’était derrière à présent.
— Les amis ne font que passer ; pas vrai ? dit-il à Biaggino.
Biaggino opinait du chef. C’était bon de l’avoir revu. Il poursuivait sa route, comme nous le faisons tous, la nourriture avait l’air bonne ici, les poubelles regorgeaient de victuailles que les gens gaspillaient, c’était une sorte d’El Dorado. Depuis toujours, les bêtes pâtissaient de nos aspirations hégémoniques quant aux biens que la nature offrait à tous les êtres, c’était leur destinée.
Insensiblement, Zékial s’identifiait l’âge venant au vide de sa vaste villa d’architecte, il était cette enfilade de pièces, bien dans la manière du peintre Félix Vallotton, mais stylisée à l’extrême, sans une redingote ni un gibus posés sur un guéridon ou une méridienne, sans présence humaine suggérée, juste sa maison propre et bien rangée avec du soleil sur le mur du fond, et l’on devinait malgré la distance qu’il n’y avait rien sur le mur du fond, pas même une tarente immobile ou une chiure de mouche, rien que le soleil aveuglant.
Miomo, le 26-05-2019
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