ARTICLE – Sophie Demichel-Borghetti présente La clé USB, roman de Jean-Philippe Toussaint publié aux Editions de Minuit.

« Henri jeta un dernier regard sur le ciel : Un cristal noir. Mille avions saccageant ce silence, c’était difficile à imaginer.»
Simone de Beauvoir, Les Mandarins

C’est dans le dédale d’un réel justement inimaginable que nous entraîne, presqu’à notre insu, le narrateur improbable de La clé USB, dans une aventure qui commence avec l’ombre d’un doute. 


Les signes d’une réalité mouvante

Le système qui nous abrite fonctionne bien tant que ses rouages fonctionnent sans bruit. Et puis, parfois, un instant de doute ébranle ceux-là qui contrôlent ce système, qui vivent en vase clos hors du monde et avec la fonction de dire et diriger ce monde,  sans pourtant rien en savoir ni rien en voir. Alors, quelqu’un doit se charger d’interroger les signes reçus de la réalité mouvante.

Le destin pointe alors du doigt, pour cette quête, un rouage comme un autre. Chercheur en prospective technologique, le héros du récit travaille sur l’avenir mais sait qu’il ne peut savoir ce que c’est, en persistant dans le flou de cette incertitude, qui est le goût de ses jours… jusqu’au jour précisément où, par un concours de circonstances, l’interpelle une quête incongrue de la vérité absente. Et cette quête va le plonger dans l’abîme, cet abîme si étrange qu’est la révélation insidieuse de l’absence à soi, de l’absence aux autres. Le narrateur va voyager, tester les faits et objets les plus cachés, jusqu’à l’errance, jusqu’à provoquer des escapades clandestines, qui le tromperont, un instant, mais pas trop longtemps. `

Il croit s’absenter? Mais il l’est depuis toujours, et le monde même est absence, n’atteint quiconque que par médiations, celles de signes ne renvoyant qu’à d’autres signes ; et ces « blancs » sociaux, ces absences au monde, Graal du « récitant », éclatent en instants révélant violemment le vide de tous les signes. 

La langue et l’ expérience singulière

Jean-Philippe Toussaint écrit les approches de la disparition, d’une plume exceptionnelle, au style tellement « analytique », que l’écriture est comme une démonstration en mots et révèle l’équation physique cachée sous tous les mots. La langue de Jean-Philippe Toussaint est fascinante, parce qu’elle est  clinique: cet ouvrage est une équation littéraire, où la distance que le narrateur, comme expérimentateur d’une expérience singulière qui est sa propre présence au monde, va simplement décrire ce que l’on pourrait nommer le « mouvement des variables». 


Nous ne connaissons jamais vraiment personne, nous n’avons jamais affaire qu’avec des « qualités », à la rencontre desquels, parfois, «  le plus se renverse en moins » : c’est le principe de l’équation, des ensembles mathématiques, celui de l’interchangeabilité des variables. Et nous ne sommes que ces variables interchangeables.Cette quête narrative, provoquant ainsi le trouble grandissant de son lecteur, décrit une situation apparemment logique, une suite d’événements : mais son anti-héros passe d’enfermements en enfermements,  de masque en masque.

Le récit entasse des chiffres, des codes et des objets, que l’homme perdu que nous suivons traverse en aveugle: mais c’est cette noyade qui fait l’objet de la narration, le sujet même de cette histoire. Nous ne sommes que des signes et des variables dans une équation dont nous ne connaissons pas la
« raison ». Il semblerait, d’abord, que c’en soit le Pouvoir ou l’Argent. Mais même leur mise en scène reste irréelle ; sauf … Sauf quand soudain le discours traverse les codes mensongers, que se nomme  par accident le côté obscur : « ce côté obscur du blockchain, c’est le bitcoin… susceptible de favoriser le blanchiment et l’évasion fiscale, l’absence totale de lien avec l’économie réelle… » –  et qu’alors  advient le retour du réel. 

Quand c’est le langage – ou ces mensonges codés que l’on appelle « langage », – qui échappe, il ne reste plus qu’à chercher la vérité du vide qui s’ouvre sous nos pieds : 
« Je me tus. Je ne savais  quoi dire, je savais que j’étais perdu, je n’avais plus de béquille désormais, plus rien sur quoi m’appuyer.».   Quand cela devient évident, on s’en va à l’errance, à la répétition du même – de salles de colloques, en chambres closes, pareilles à celles de tous les hôtels, pour finir aux bords d’une salle de bain à une autre salle de bain, enfin, la première et la dernière.

La Clé USB est comme une quête initiatique perdue d’avance, aux dés déjà pipés, dans un monde où tout ce qui arrive aux protagonistes de cette aventure se révèlera, signe après signe, comme une mise en scène à la fois irrémédiable et irréelle, qui met toujours à distance et la violence et les effondrements des hommes : tous les possibles tragiques, terrifiants sont là, potentiellement ; sont là … « peut-être ». Sont là, enfin. Mais trop tard pour leur donner un sens.

Présence du réel

C’est l’histoire d’un petit garçon en fuite devant un mystère qui le dépasse, un mystère dont l’essentiel n’est pas ce qu’il croit. C’est l’histoire d’un homme perdu dans un monde hostile qui cherche à dénicher des « planques» où il pourrait « se tenir en paix dans une chambre »…. mais le Réel, celui contre lequel on se cogne, finit par faire intrusion, par tout envahir, jusqu’à dissoudre le masque d’identité sociale que tous, nous avons tant de peine à nous fabriquer, et qui se révèle alors tellement insignifiant. Débarrassés de tous les objets, de tous nos « hochets », alors le pire arrive. Et pourtant tout reste pareil. Le monde n’est que le miroir illusoire de notre propre mort qui est là, déjà, se masquant sous la vanité de tous nos gestes.

Nous finirons tous dans la solitude, pleurant notre enfance désertée. Mais cela,  nous le savons déjà. « L’immobilité n’est pas l’absence de mouvement, mais l’absence de toute perspective de mouvement, elle est mort » 

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Jean-Philippe Toussaint, La Clé USB, Paris, Minuit, 2019

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