Jean-Luc Luciani, prix Musanostra 2020, nous présente son ouvrage Musa Chi parte da Corscia, publié aux éditions Alain Piazzola. Travail remarquable sur la poésie pastorale de Corscia, dans le Niolu, ce livre s’offre au lecteur à la fois comme une anthologie poétique et comme un travail ethnologique.
Musanostra : Ce livre, paru il y a quelques mois, a dû vous prendre beaucoup de temps et d’énergie. Comment avez-vous procédé ?
Jean-Luc Luciani : Oui, j’indique dans ma longue introduction à cette anthologie que mon idée de départ n’était pas de publier un recueil, mais simplement de sauver les poésies, bien souvent fragmentaires, qui pouvaient encore l’être dans mon village maternel. Au début, c’est-à-dire autour de 2014, ce qui peut sembler très tard, je n’imaginais pas que j’allais pouvoir produire un ouvrage de 585 pages… La recherche de poésies du passé n’était donc pas dans un premier temps une recherche active ou méthodique ; je me « contentais » de ne pas laisser mourir ces fragments de mémoire qui m’étaient transmis. Mon introduction développe tout cela, mais si je devais indiquer les points importants, je mentionnerais ma prise de conscience progressive de l’importance de cette culture de la poésie dans mon village, ignorée parfois des habitants eux-mêmes car chacun n’a accès qu’à une partie du patrimoine, et le relatif isolement des hameaux conduit à une fragmentation de la mémoire collective. J’ai donc appris à circuler dans le village, à aller voir tout le monde, y compris en plaine, puisque Corscia a toujours été un village de bergers transhumants. J’ai utilisé aussi les réseaux sociaux. Plus qu’une méthode de recherche, c’est cette façon de cultiver le lien social et humain qui m’a permis de faire tant de belles découvertes, et de belles rencontres. J’ai véritablement appris sur le terrain et ce fut de plus en plus facile.
Musanostra : Quel est votre objectif principal avec cette démarche ?
Jean-Luc Luciani : Je dois dire que le sens de ma démarche a évolué au cours de mes recherches. Dans un premier temps, je visais simplement à sauver ce qui pouvait l’être de ces poèmes du passé, que je jugeais, comme l’école nous a appris à le faire, du point du vue de la qualité littéraire, qui pouvait me sembler inégale suivant les textes. Mais au fur et à mesure, je me suis rendu compte que cette pratique de la poésie sous toutes ses formes, écrite ou improvisée oralement, était encore présente, malgré l’éclatement de la communauté villageoise. Lorsque certains se réunissaient, ils reprenaient cette pratique mise en sommeil, certes timidement parfois, quand d’autres franchissaient le pas en produisant leurs premières poésies, reconstituant ce qui s’appelle proprement une tradition. Je dis souvent qu’en cherchant du passé j’ai trouvé du présent, et même de l’avenir, puisque sans ma recherche de poésies « du passé », certains textes n’auraient jamais été écrits ! En outre, je me suis intéressé au regard porté par les gens du cru sur ces poésies, et il m’est apparu que leur lecture n’était que très peu esthétique ou littéraire. Cela m’a permis de comprendre que les auteurs, souvent des bergers, traduisaient en quelques vers leur vision du monde, de la vie, ou racontaient en poésie les événements qui leur semblaient marquants. On peut même aller au-delà et considérer, à la lecture des poèmes, qu’il n’y avait pour eux ni petits événements, ni petites gens. Comme le suggérait un de mes témoins, « ils faisaient leur poésies comme ils faisaient leur pain », au quotidien. Leur vie était tissée de poésie, ce fut une belle découverte pour moi.
Musanostra : Dans la production de tous ceux qui ont contribué ou ont été évoqués, quelles créations retenez-vous particulièrement ?
Jean-Luc Luciani : D’après ce que je viens de dire, j’ai appris à éviter les comparaisons et les hiérarchisations. Je pense que nous en faisons assez et à tout propos. Untel a une plus belle voix qu’untel, chante mieux, plus fort, plus aigu… Tout cela me semble hors de propos, et très loin de l’esprit qui se dégage des textes collectés. Chacun a son style, ses thèmes de prédilection, sa finesse d’esprit. Toutes ces poésies m’intéressent pour leur contenu, dont la valeur est pour moi inestimable et incomparable. Je suis particulièrement touché par les poésies les moins « littéraires », les moins travaillées, qui expriment les sentiments de la manière la plus directe, comme celles de Carlinu Paccioni, de Francesca Vesperini, mais on pourrait en citer beaucoup. Chacun aura ses préférences. Je voudrais néanmoins mentionner le nom de François Santucci dit Castagnone, qui nous a quittés au mois de janvier, et dont le souffle poétique m’accompagnera longtemps.
Musanostra : La tâche est importante ; s’arrête-t-elle à ce volume ?
Jean-Luc Luciani : L’ouvrage est un état de mon travail, au fond. Mais il faut préciser que le livre aurait été encore plus volumineux si tous ceux qui écrivaient des poésies au village s’étaient révélés à temps ! Depuis la parution, en comptant des personnes de familles vivant loin de Corscia, mais issues du village et le revendiquant, j’ai déjà trouvé près de vingt-cinq auteurs supplémentaires (le livre en compte quatre-vingt-neuf, plus une trentaine dont je n’ai pu recueillir qu’une ou deux strophes). La pratique de la poésie s’étant ravivée après la parution, et sur différents supports, y compris les chjam’è rispondi sur les réseaux sociaux, on peut dire qu’il y a un au-delà du livre, qui pourra à son tour donner lieu à d’autres ouvrages, qu’il s’agisse d’une nouvelle anthologie, ou de publications des auteurs eux-mêmes, certains étant devenus prolixes ! En outre, je serais heureux que d’autres s’approprient cette démarche et fassent de même dans leurs propres villages. Il n’est jamais trop tard. Certains m’ont déjà dit que je leur avais donné des idées.
Musanostra : Que lisez-vous ?
Jean-Luc Luciani : Outre les essais en lien avec mon métier de professeur de philosophie, je lis essentiellement de la poésie française ou traduite en français, et en corse bien entendu, même si j’ai une préférence pour la tradition orale. Mes poètes préférés sont Fernando Pessoa, Paul Celan. J’ai découvert récemment Christian Bobin, dont j’affectionne particulièrement un petit recueil rarement cité qui s’intitule Lettres d’or. J’apprécie le fait que ces poésies soient toutes adressées à quelqu’un, même si elles sont ensuite offertes à tout lecteur. Bobin privilégie souvent cette forme de la lettre, et cela correspond bien à l’essentiel des poèmes de mon recueil, puisque la plupart du temps, ils n’étaient pas destinés à être publiés mais confiés à quelques amis, parfois adressés à un unique destinataire. Et Bobin m’a fait découvrir ce magnifique poète gitan qu’est Jean-Marie Kerwich, dont les textes sont d’une puissance incroyable et à la fois d’une très grande simplicité. Quelqu’un de très exigeant, qui écrit dans L’Evangile du gitan : « Je ne veux pas que mes pensées soient violées par l’esprit cynique d’un intellectuel. Je préférerais qu’un clochard allume un feu avec mon livre pour se réchauffer. Ce serait plus noble. » Un livre doit nous réchauffer, il y a quelque chose de vital, ici.
Musanostra : Pourquoi cette investigation est-elle limitée au Niolo ?
Jean-Luc Luciani : Par commodité d’abord. Il était plus facile pour moi de travailler sur un terrain où j’étais connu, du moins par ma famille, puisqu’en réalité, j’ai fait la connaissance de presque tout le village alors que les Curscinchi s’ignorent souvent d’un hameau à l’autre ! Au départ, j’ai commencé à parcourir le Niolu dans son ensemble, puis je me suis rendu compte qu’il y avait suffisamment de matière à Corscia. En outre, j’ai compris qu’il fallait que je me rende en Balagne, en Casinca, à Corte, dans le Cap Corse, là où les bergers passaient l’hiver autrefois, et où les familles se sont installées. J’ai ainsi choisi comme titre de l’ouvrage le premier vers d’une poésie d’Anghjulu Stefanu Calisti dit Caturnellu, « Musa chì parte da Corscia », qui raconte une transhumance en temps de guerre, le poète, déjà âgé, rejoignant Belgodere, village où il a grandi, avec les troupeaux de ses deux frères mobilisés. Petru Santucci, poète présent dans le recueil, dont le trisaïeul est descendu de Corscia pour s’installer à Perelli d’Alisgiani, me fit remarquer avec enthousiasme que ce titre s’appliquait à son ancêtre, puisqu’il était parti avec les animaux et avec la muse ! À l’occasion de cette recherche, j’ai renoué le lien avec une famille, celle du poète Stefanu Maestracci, très attaché à ses lointaines origines, puisque son ancêtre avait fui le village en 1774, durant l’épisode de l’Impiccati di Niolu ! Nous nous sommes mis en relation, il est venu à Corscia, et l’une de mes informatrices a même pu lui indiquer la maison dont il était originaire. Le livre est centré sur Corscia, mais le village a un certain « rayonnement ».
Musanostra : Comment expliquer le magnifique accueil fait à cet ouvrage ?
Jean-Luc Luciani : Il me semble que beaucoup y ont retrouvé une forme de poésie qui passe rarement au crible de la critique littéraire, et qui était tout à fait commune dans bien des villages de Corse. J’ai intitulé l’un des chapitres de mon introduction « Eloge de la simplicité ». Comme le dit Jean-Yves Jouannais dans son essai Artistes sans œuvres : « Ce qu’il est donné à voir de la culture d’une époque est déjà le résultat d’une sélection, élitiste, cultivée, bien pensante, parmi les œuvres ayant eu accès à une certaine visibilité. Pointe infinie d’un iceberg. Une multitude de productions n’accèdent pas à la lumière ». Là encore, il ne s’agit pas de renverser la hiérarchie pour rejeter les œuvres plus travaillées ou plus savantes, mais de faire entendre des voix différentes, toutes les voix.
Musanostra : Quel est son public ?
Jean-Luc Luciani : Durant l’écriture, j’ai imaginé le public par cercles de plus en plus larges, en commençant par les gens de Corscia qui y retrouvent, ou y découvrent des pans entiers de leur mémoire collective, de leur patrimoine, même sous forme fragmentaire. Puis les amateurs de poésie traditionnelle corse. Certains sont davantage intéressés par les 140 pages d’introduction, rédigées en français (alors que toutes les poésies du corpus sont en corse et présentées en langue corse). La réflexion que j’y propose est plus intellectuelle, disons, même si je me suis efforcé d’être le plus clair possible et n’ai pas voulu donner à cet essai une forme universitaire, avec des appels de notes et une bibliographie par exemple. Des non-corsophones, y compris sans lien direct avec la Corse, ont ainsi marqué leur intérêt et fait l’acquisition de l’ouvrage.
Musanostra : Quels retours vous ont le plus touché ?
Jean-Luc Luciani : Déjà le jour de la découverte de l’ouvrage à Corscia, le 6 août 2019, en présence de mon éditeur Alain Piazzola, le village était rassemblé autour de la fête patronale de San Salvadore, certains étaient venus de toute la Corse pour l’occasion et ont pu se rencontrer. Ce fut un grand moment de partage. Puis dès le lendemain, tout le monde semblait s’être plongé dans l’ouvrage, on me disait ne plus faire la sieste ou lire jusqu’à trois heures du matin ! Et certains s’étonnaient de découvrir que leur tante, leur grand-père, était poète, ce qu’ils ignoraient. On m’a fait part de l’émotion ressentie, chacun y trouvant un peu de soi finalement. J’ai aussi été touché que beaucoup me demandent de dédicacer un exemplaire pour chacun de leurs petits-enfants, certains tout juste nés, comme si le livre avait une valeur patrimoniale. J’avoue ne pas avoir pensé à cela lorsque j’ai écrit ce livre. On m’a aussi parfois demandé de dédicacer l’ouvrage à la mémoire de personnes disparues. Ce sont toutes les générations qui semblent se donner la main autour de ce travail.
Musanostra : Avez-vous des captations des chansons ? Ne mériteraient-elles pas un enregistrement ?
Jean-Luc Luciani : Lorsqu’on écoute les enregistrements de Félix Quilici, dont certains sont d’ailleurs transcrits ici, on peut penser qu’à une certaine époque toutes les poésies étaient chantées. Ce n’est plus le cas, et la plupart du temps on me les a récitées, mais avec un sens du rythme, une scansion très particulière, qu’il me semble étrangement rencontrer à Corscia plus qu’ailleurs. Je dispose de films réalisés lors de ma collecte, et je les publie peu à peu sur une page Facebook reprenant le titre le l’ouvrage. J’y publie également, en passant par Youtube – sur le compte « Sidossi » – quelques enregistrements de chants, avec les photos du poète, le texte et la référence dans l’ouvrage. La page Facebook acueille aussi des textes complémentaires, et des auteurs nouveaux, toujours issus de Corscia.
En savoir plus sur Musanostra
Subscribe to get the latest posts sent to your email.